Moment très émouvant que ces deux soirées, fin janvier à l’UPJB, avec Henri Goldman et sa conférence chantée, « La Chanson de Sarah ». On le connait intellectuel et polémiste, ( cf. la revue Politique et les chroniques de son blog), on l’a connu chanteur, adoré « Yiddish » et « Ville Métisse », les chansons publiées en 1983 dans l’album « Ville Métisse». Mais ce soir-là, il enfile les deux casquettes à la fois et entraîne son public dans une balade originale au travers de ce répertoire mal connu, et pourtant assez large, des chansons évoquant le monde juif. Une heure trente ou à peu près de paroles et de musiques, Henri qui raconte, et fait écouter, « Marca » Henri qui reprend sa guitare et chante, quelquefois. Sa voix a un peu vieilli, mais moins que celle de Sting, mais elle a gardé son timbre si particulier, une voix comme légèrement embrumée…elle se fait tendre quand il chante, lui qu’on connait hâbleur, âpre dans les discussions.

Tendresse et souvenir

Sur la scène, un pupitre où sont affichées des pochettes de 45 tours, celles de ces artistes des années 50,60,70… Sacha Distel, Joe Dassin, Richard Antony, Pierre Barouh, Yves Montand, tous ces artistes qui n’ont pas affiché leur judéité, et qui pourtant étaient juifs. C’était l’époque où les rares parents revenus des camps de la mort se taisaient. C’était l’époque où leurs enfants n’osaient pas questionner, c’était l’époque où la société ne voulait pas prêter l’oreille aux victimes du génocide des juifs par les Nazis. Peu à peu, quelques voix s’élèveront. Mais Henri Goldman n’a pas choisi cette veine -là, celle de « Nuit et brouillard » de Jean Ferrat né Jean Tenenbaum, enfant caché, orphelin à 12 ans d’un père mort à Auschwitz. Il n’a pas choisi non plus « L’affiche rouge » d’Aragon et Ferré (1955). Il propose des chemins de traverse, il a glané des chansons oubliées, comme « Le chemin des oliviers » de Francis Lemarque, où le violon en dit bien plus que les paroles, simplement suggestives, évoquant un chemin qui n’est plus que poussière, où toute l’herbe a disparu, un chant pour « nos frères qui ont tombés et sont morts en cherchant/cherchant bien longtemps/ de la liberté le chemin/le chemin ».

Donc, ni pathos, ni drapeau…même s’il a déniché cette rareté, cette chanson où Serge Gainsbourg s’engage, avec « Le sable et le soldat » aux côtés des soldats israéliens pendant la guerre de juin 1967. Ou cette autre, « L’île du Rhône » (1963) métaphore d’Enrico Macias pour évoquer la ferveur des kibboutzim ensemençant le désert, et bâtissant leur Etat.

A travers ses choix, c’est la vie juive européenne d’autrefois qui surgit, entre Pologne et exil, celle des tailleurs, de la fille qui fait son trousseau de mariage (Renée Lebas, « Tire tire l’aiguille »), ou la jeune femme qui s’est arrachée à l’atelier familial pour partir en Amérique (« Sarah », Charles Aznavour). Ces chansons réalistes manient aussi l’humour, avec « Schmile », le fils de tailleur pas fichu de tailler une manche comme il faut, une chanson épicée d’accent yiddish, (Georges Ulmer,1951). En yiddish ou en français, Georges Moustaki parodie « Les mères juives », leur encombrante attention, et c’est efficace et drôle.

Le vertige de l’absence

Humour, pudeur, mais déchirure aussi. Je craque lorsqu’Henri nous fait réécouter ce tube des années 80, où l’autre Goldman- Jean-Jacques- appuie sur l’identification, « comme toi/ comme toi/ comme toi » pour évoquer la petite Sarah aux yeux clairs : « Sa vie, c’était douceur, rêves et nuages blancs/Mais d’autres gens en avaient décidé autrement/Elle avait tes yeux clairs et elle avait ton âge/C’était une petite fille sans histoire et très sage/Mais elle n’est pas née comme toi/Ici et maintenant/Comme toi Comme toi ». 

L’après-guerre, ce furent aussi ces années ou les enfants des déportés ont appris à grandir, dans l’ombre des disparus ou des rescapés. Parfois dans la pauvreté, ou la « gêne », pour des « Vacances aux bord de l’eau », récit de vie très émouvant de Michel Jonasz, amené au piano par une mélodie toute simple, entêtée et nostalgique. Cette chronique d’été, douce comme « les glaces au bord de l’eau », dont l’émouvante « Middelkerke » d’Henri-Marca est la cousine belge.

Mais que faire de cette mémoire douce et déchirante ? Parce qu’il faut bien vivre, Danielle Messia tente de s’en libérer dans « Grand-mère Ghetto », un chant à chaque strophe plus aigu et plus puissant, et dont le chorus final s’évanouit dans l’air :

« Grand-mère ghetto/Tout ce que tu dis je le crois/La ferveur, le fardeau/Et la méchanceté des rois/Mais Grand-mère ghetto/Grand-mère ghetto/Regarde comme il fait beau/Y a des enfants dans la rue/Des qui n’ont jamais rien su/Non, je jouerai pas le rôle/De ces ombres de l’histoire/Qu’ont la tête dans les épaules/Et froid dans leur manteau noir/. La chanson a été composée sans doute à la fin des années 70 ou au début des années 80. Née à jaffa en 1956, la jeune artiste meurt d’une leucémie en 1985, elle a laissé une œuvre rare, elle termine « Grand-Mère ghetto » sur un cri, une profession de foi :  

« J’voudrais rouvrir la confiance

Comme une porte sur le monde

J’voudrais rire sur l’existence

Tuer les vieux démons qui grondent

Tuer les vieux démons »

Avec ce récital, Henri Goldman parcourt 60 années de chanson. Il sert ce répertoire avec émotion, efficacité, sobriété. Les bornes du temps s’effacent, et l’on s’aperçoit que c’est déjà demain, et qu’hier n’a pas passé, enchâssé dans une mélodie, enroulé dans un refrain dont on retrouve soudain les paroles, étonné et ému. « Azoy », comme chantait Régine.

Françoise Nice