La parole et les actes d’Erri De Luca

OPOS RECUEILLIS ET TRADUITS DE L’ITALIEN PAR TESSA PARZENCZEWSKI

Il a défrayé la chronique récemment pour avoir utilisé le mot «  sabotage  » lors d’une interview dans le cadre de la lutte contre la construction du TGV Turin-Lyon. Il a été poursuivi en justice et, heureusement, relaxé. Militant dans les années 70 de l’organisation d’extrême-gauche «  Lotta Continua  », ouvrier pendant de longues années sur des chantiers, il a toujours écrit. Il a découvert très tôt les pouvoirs de l’écriture, encore sur les bancs de l’école, il en parle dans un de ses derniers récits  : «  J’avais appris ce jour-là la nouvelle certaine que l’écriture était un champ ouvert, une voie d’issue. Elle pouvait me faire courir là où il n’y avait pas un mètre pour les pieds, me projeter au large alors que je restais concentré sur une feuille. Je suis quelqu’un qui s’est mis à écrire à partir de ce jour, pour forcer les clôtures alentour  ». De son écriture insolite, à la fois imagée et rigoureuse, parsemée d’analogies, de sortes d’échos à des réflexions très ramassées, dans une poésie âpre, qui mène à l’essentiel, il a bâti une œuvre singulière, d’une intensité rare, nourrie de son enfance napolitaine entourée de livres, de ses luttes, des langues apprises et des soubresauts du monde.

VOUS AVEZ MARQUE RECEMMENT VOTRE SOUTIEN AUX MILITANTS QUI LUTTENT CONTRE LA CONSTRUCTION DE LA LIGNE TGV LYON- TURIN ET VOTRE SOLIDARITE AVEC LES IMMIGRANTS, NOTAMMENT CEUX QUI DEBARQUENT A LAMPEDUSA, EST-CE QU’IL EXISTE UNE CONTINUITE, SOUS D’AUTRES FORMES EVIDEMMENT, AVEC VOTRE ENGAGEMENT DU TEMPS DE «  LOTTA CONTINUA  » ? DANS CERTAINS RECITS, VOUS CELEBREZ LA FRATERNITE DE CE TEMPS-LA.

Il ne s’agit pas, dans le cas de la vallée de Suse, d’une opposition de militants, mais d’une opposition d’une vallée entière, qui renouvelle désormais son combat d’une génération à l’autre. Mon engagement à leurs côtés est celui d’un citoyen qui par son activité d’écrivain a pu élargir les limites atteintes par leurs arguments. Ce soutien individuel n’a rien de commun avec la participation à un mouvement collectif qui entendait transformer le monde. Dans la vallée de Suse il s’agit simplement de la légitime défense contre un abus de pouvoir meurtrier de l’Etat.

DANS «  LA PAROLE CONTRAIRE  » (TEXTE CONSACRE A CETTE LUTTE DANS LA VALLEE DE LA SUSE NDLR) VOUS RAPPELEZ QUE PASOLINI AVAIT ACCEPTE D’ETRE L’EDITEUR RESPONSABLE DE «  LOTTA CONTINUA  », ALORS MENSUEL, PAR SOLIDARITE, COMME SARTRE L’AVAIT FAIT POUR «  LIBERATION  ». C’ETAIT UNE EPOQUE OU LES INTELLECTUELS ITALIENS, ECRIVAINS, CINEASTES, SE FAISAIENT ENTENDRE DANS UNE SOCIETE EN PLEINE EFFERVESCENCE. QU’EN EST-IL AUJOURD’HUI ?

Ces intellectuels étaient sollicités par une génération nouvelle qui occupait les rues et faisait entendre sa voix dans toutes les couches de la société. Ces intellectuels n’anticipaient pas, mais suivaient une tendance de la société. Le cinéma en enregistra les ferments. En revanche, le théâtre, celui de Dario Fo et d’autres, réussit à entrer à l’intérieur du mouvement, à l’accompagner. Pasolini signa comme éditeur responsable le journal Lotta Continua pour en garantir la parution, non pas par solidarité mais par pur engagement civique. Aujourd’hui, la pression de ces rues, de ces places, d’une jeunesse qui se battait à l’unisson à l’échelle du monde, du Vietnam au Chili, de l’Irlande à l’Afrique, n’existe plus. Aujourd’hui, on n’arrive même pas à se mettre d’accord sur qui soutenir dans le cercle infernal de la Syrie.

DANS VOTRE LIVRE LE PLUS RECENT, «  IL PIU E IL MENO  » («  LE PLUS ET LE MOINS  »), VOUS EVOQUEZ D’ UNE MANIERE TRES EMOUVANTE L’ OCCUPATION A PARIS DES BUREAUX D’UNE ENTREPRISE QUI N’A PAS PAYE SES OUVRIERS, UNE OCCUPATION EN COMPAGNIE DE TRAVAILLEURS IMMIGRES, LA PLUPART MUSULMANS. QUE RESTE-T-IL DE CES LONGUES ANNEES SUR LES CHANTIERS DANS VOTRE VISION DU MONDE ?

Il me reste un point de vue d’en bas et non une vue panoramique à partir d’un balcon, un point de vue mélangé au rez-de-chaussée de la société. Il me reste une habitude physique au réveil avant le jour et des horaires en avance pour les repas. Il me reste un métier manuel. Il me reste la conviction de n’avoir pris la place de personne, car personne ne voulait de cette place.

ON RETROUVE DANS VOS ROMANS DES PERSONNAGES CROISES DANS LA VIE REELLE, D’AUTRES PUREMENT IMAGINAIRES, PARFOIS AVEC UNE TOUTE PETITE ONCE DE FANTASTIQUE. COMMENT ONT DEBARQUE DANS VOS RECITS DES JUIFS RESCAPES DE LA SHOAH OU ENCORE TRAQUES ? JE PENSE A «  TU MIO  », «  MONTEDIDIO  », «  LE JOUR AVANT LE BONHEUR  » ?

C’est mon siècle , le XXe, qui les a introduits dans mes pages, avec les fantômes de Naples, les terreurs du sous-sol et les exorcismes pour les oublier. Le sud de la Méditerranée et le XXe siècle sont les protagonistes de mes histoires.

VOUS AVEZ APPRIS LE YIDDISH. QU’EST-CE QUI VOUS A INCITE A APPRENDRE CETTE LANGUE ET ENSUITE A EN TRADUIRE LA POESIE ET LA PROSE ? QU’EST-CE QUE VOUS INSPIRE SON PASSE ET AUSSI SA STRUCTURE PARTICULIERE, FAITE DE PLUSIEURS INFLUENCES LINGUISTIQUES ? QUELS ECRIVAINS TRADUISEZ-VOUS ? AU DEBUT DU «  TORT DU SOLDAT  », VOUS EVOQUEZ MAREK EDELMAN ET L’INSURRECTION DU GHETTO DE VARSOVIE. MAREK EDELMAN ET LE BUND DONT IL FAISAIT PARTIE SONT RELATIVEMENT IGNORES, SI PAS EFFACES EN EUROPE OCCIDENTALE ET AUSSI EN ISRAËL, COMMENT ETES-VOUS ARRIVE A DECOUVRIR CETTE PERSONNALITE ?

Marek Edelman a été un héros de mon adolescence, avec Buenaventura Durruti, l’anarchiste de la guerre civile espagnole. J’ai appris le yiddish au retour des célébrations à Varsovie du 50e anniversaire de l’insurrection du ghetto. Je voulais faire la seule chose à la portée de quelqu’un qui est venu après l’anéantissement d’une langue  : la lire, la balbutier, la chanter, la traduire. J’ai traduit différents poètes et écrivains, et aussi le très talentueux Gebirtig des chansons, j’ai senti une proximité entre le yiddish et le napolitain, des langues parlées par des populations compressées sur peu d’espace. Elles utilisent des proverbes identiques, un proverbe en commun  : «  bien apprendre le métier de barbier sur le visage des autres  ».