[Lire] Imaginer avec : Olivier Christin. Retour du dévouement politique

La chronique de Noé Gross, philosophe.

À propos de La Cause des autres. Une histoire du dévouement politique, d’Olivier Christin.

Si l’historien est un prophète qui « regarde toujours en arrière » pour reprendre une formule de Walter Benjamin (Sur le concept d’histoire[1]), et si ce qu’il voit, à travers les monuments dans les villes, ou bien en fouillant dans les archives, est la marque du récit des vainqueurs, alors il doit s’interrompre. S’interrompre, ne serait-ce que pour faire « éclater le continuum de l’histoire »[2] qui file droit jusqu’à l’éloge de Rome. Mais essayons un exercice d’imagination. Si dans un avenir lointain, non plus des historiens cette fois-ci, mais des archéologues du futur se retournaient vers nous, vers nos monuments, vers nos récits, qu’y liraient-ils ? Que devraient-ils lire pour percevoir non pas l’histoire des dirigeants et des noms propres, mais toutes les histoires des existences ordinaires dans lesquelles s’inventent et circulent librement le politique ? Car au fond, que voit-on lorsqu’on regarde en arrière, et comment cette fiction peut-elle nous inspirer à laisser des traces au présent afin de rendre visible et de rendre leur dignité à ces vies qui défendent leur cause ou qui se dévouent à la cause des autres ?

L’historien Olivier Christin, dans un livre qui porte ce nom, La cause des autres, a ainsi proposé Une histoire du dévouement politique pour comprendre comment des sociétés confrontées à la violence, à la division, au séparatisme des plus puissants (voyez les Pandora Papers), comment des sociétés confrontées au risque de la guerre civile trouve dans des engagements de citoyens ordinaires des ressources pour sortir de ces spirales afin de récréer des causes communes.

C’est d’abord un livre de pandémie, ou plutôt un livre d’histoire qui trouve son actualité dans la pandémie car au cours de celle-ci nous avons commencé à revaloriser le dévouement ordinaire d’un nombre d’individus aux métiers sans lesquels la vie commune serait impossible (les « premiers de corvée »). Pourtant, premier paradoxe, la reconnaissance politique de ces individus semble rester à un niveau strictement rhétorique et symbolique. Mais un autre paradoxe a inspiré La cause des autres, celui qui bouscule l’actualité de la vertu civique en temps de pandémie avec les discours habituels sur la maladie individualiste du présent. Parce qu’on l’entend souvent aujourd’hui dans la sphère publique cette façon de nommer le danger de la montée de l’individualisme : comment celui-ci aurait ruiné « le contrat social » entrainant la baisse de la participation électorale, l’affaiblissement des organisations syndicales, le rejet des organisations politiques et de la sphère politique classique par une partie importante de la jeunesse[3]. Cependant, quoiqu’en dise les commentateurs, les formes d’engagement n’ont bien-sûr pas disparues. Oui, restent vifs « l’engagement altruiste, la construction de grandes causes morales à travers des gestes individuels, libres et publics, généreux et risqués » nous rappelle Olivier Christin en traçant la généalogie du civisme, de la vertu civique par laquelle des protagonistes ordinaires se dévouent pour des causes qui les dépassent.

Retour du dévouement donc : causes humanitaires, bénévolats dans des organisations non-gouvernementales, prise en compte des problèmes de santé, de climat, d’exils, chaque jour des femmes et des hommes, et jamais autant de jeunes, se portent vers d’autres pour leur venir en aide. Ces gestes politiques parfois risqués, souvent risqués, constituent de magnifiques exemples d’engagement pour la cause des autres. Et en les replaçant dans une longue histoire du dévouement, Christin nous montre qu’il y a des actes désintéressés et généreux à l’ombre de toute médaille. Notre bien commun, ce serait alors peut-être bien ces gestes qui inventent et incarnent (dans le dévouement, dans l’engagement, dans la défense), chaque fois là où sont les acteurs, les formes concrètes de la justice. Et en changeant nos manières de percevoir où sont les actions bonnes et justes, qui sont nos modèles, peut-être modifierons-nous nos manières de les imiter : car en changeant les personnages de l’histoire, nous changeons les reprises depuis lesquelles le futur sera fait.

Plus de personnages, plus de textes, plus de vies, plus de chaires, infimes, infâmes (selon la loi), voici donc notre bien commun à toujours élargir de complexités, de ruptures, d’accidents et de dévouements. Oui il y a des histoires d’adresses, des pétitions, des plaintes, des témoignages, adressés par des protagonistes à la chose commune qui créent les lieux du commun. Et cette vie d’activisme connaît ses temps forts et ses temps faibles. Aujourd’hui par exemple, puisque nous y sommes, dirions-nous de tout cela que notre « chose commune » (la fameuse res publica) y est bien synchronisée ? Que nous trouvons les échos nécessaire en elle à cette activité de celles et eux et pour celles et ceux dont les vies sont bouleversées ? Rien n’est moins sûr, comme est incertain la manière par laquelle les archéologues du futur nommeront notre régime politique. En effet, les romains de la république ne savaient pas qu’ils vivaient précisément en république, mais ils organisaient leur régime politique dans cette incertaine res publica qui devait, à travers son indétermination, conditionner leur monde commun. Claudia Moatti a montré dans son Histoire romaine de la chose publique, que la res publica désignait à l’origine ce qui est commun aux citoyens, mais en insistant sur le conflit originel à la construction de la cité, donc sur l’indétermination première dans ce qui est la mise en partage des biens. Ce n’est qu’ensuite, au cours du premier siècle et dans le contexte de la crise des frères Gracques (qui étaient des hommes d’État romains), que la res publica se transformera en une puissance publique abstraite, distincte et surplombant le corps civique, et à partir de laquelle on pourra désigner les ennemis de la république au nom de l’utilité commune dans un contexte de normalisation de l’État d’urgence suscité par les crises politique du premier et deuxième siècle.

Ramener la chose publique à ces gestes d’engagements, de dévouements, de soulèvements, pour soi, pour autrui, pour des causes communes (pensons autant à des exemples du passé comme la suffragette Marion Dunlop, qu’à des plus contemporains comme Pia Klemp, Carola Rackete, Domenico Lucano, Cédric Herrou, Julian Assange et les lanceurs d’alerte), ne serait-ce pas témoigner pour nos archéologues du futur qui regarderont en arrière et qui n’y verront peut-être pas cette fragilité des vies et des corps qui luttent, cette survivance des gestes qui recommencent chaque fois l’idée d’un monde en commun, qui l’invente autrement, qui le tienne ou le retienne de s’effondrer ?

Depuis la Rome Antique à la Révolution française et jusqu’aux côtes de la Méditerranée aujourd’hui, Olivier Christin écrit une généalogie des figures du dévouement, une histoire des idées et des lieux communs à partir de textes « sans qualités ». De ces lieux communs surgissent des héros romains : ceux qui renoncèrent à eux-mêmes par exemple au nom de la liberté (Mucius Scaevola) ou en faveur de la défense de la république (Lucius Junius Brutus) ou des ponts de la ville (Horatius Coclès). Et l’historien nous rappellera qu’il n’y a pas besoin d’être un grand prince pour faire œuvre de vertu civique ou être un « grand homme », il suffit de se sentir solidaire et d’aider là où on est en étant ce qu’on est. Telles seront d’ailleurs les prémisses de la Révolution française avec la montée en puissance de héros du peuple : ainsi elle fera feu de tout bois en mélangeant des traditions républicains différentes, les révolutionnaires vivant la révolution en romains, mais promouvant également des formes de militantisme moderne accessible à toutes et tous pour la cause de la liberté, et ainsi des gens ordinaires viendront raconter à la barre de la convention leur contribution à la cause.

Ce qui nous dépasse, ce qui nous déborde ; dévouement, engagement : voilà donc des textes qui imaginent l’héroïsme, la bravoure, le courage, le désintéressement, le don de soi de femmes et d’hommes. Et voilà comment y résonnera peut-être une question – de quelle façon construire une cause commune ? – pour notre archéologue du futur, à moins que ce soit une question pour nous, aujourd’hui.

[1] Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, Folio/essais, 2000, p. 427-443.

[2] Ibid., p. 441.

[3] Voir à ce titre le livre de Corcuff, Ion et de Singly, Politiques de l’individualisme, 2005