Kali Muhirwa est Bruxelloise et a terminé récemment des études d’anthropologie à l’UCL avec un mémoire consacré à la parole contestataire de journalistes et artistes burundais en exil au Rwanda.
Certains disent que c’est le berceau de l’humanité, d’autres l’appellent « le pays des mille collines ». Les géographes disent « la région des Grands-Lacs ». C’est le pays où mon père est né, où « coule le lait et le miel. »
– Où exactement ? – Au Burundi, à l’est du Congo, au sud du Rwanda – … – On y parle la même langue, nous avons des cultures très similaires – Ah – … – Et toi, tu es Hutu ou Tutsi ?
Il y a quatorze ans, un après-midi, chaussée de Saint-Job, j’ai demandé à mon père si nous étions Hutu ou Tutsi. Il m’a répondu que nous n’étions ni l’un ni l’autre. J’avais pourtant identifié dans mon entourage burundais le mépris de classe et les moqueries envers les nez trop négroïdes des Hutus. Il avait pourtant raison, nous ne sommes ni l’un, ni l’autre.
Je me souviens d’un cours de socio-anthropologie de la précarité, où Pascale Jamoulle nous avait parlé du traumatisme silencieux des pères algériens, qui pèse sur les épaules de leurs enfants, transmis sans histoire pour qu’ils puissent l’identifier, le nommer, le tordre, le transformer. C’était quelques semaines après les attentats de Charlie Hebdo, j’étais plongée dans la violence de l’histoire coloniale française, et c’est là que j’ai interviewé ma tante sur sa trajectoire d’exil, lorsque avec mon père, à l’âge de 15 ans, elle a fui le Burundi en 1972.
Il y avait peu de temps qu’ils avaient compris l’existence des ethnies, quand en avril 1972, des rébellions hutues avaient causé la mort de centaines de Tutsis. Le régime militaire tutsi de Micombero avait répliqué en exécutant 200 000 Hutus en deux semaines. La classe intellectuelle hutue, la pensée hutue avait été décimée. Au Burundi, l’année 1972 est appelée Ikiza, le Fléau. Mon père et ma tante avaient alors rejoint la frontière congolaise par la rive du lac Tanganyika, puis contourné le Rwanda, pour retrouver leurs mères au Kenya.
Le thème qui revient incessamment dans l’histoire de ces « faux jumeaux » est la contagion de leurs traumatismes, comme si les crises qui frappent le Burundi devaient inévitablement se répercuter au Rwanda et inversement1.
Les massacres de Tutsis dans le Rwanda voisin, entre 59 et 67 avaient mis l’armée burundaise sur ses gardes. En 1957, le Parmehutu, mouvement social rwandais pour l’émancipation du peuple Hutu, ethnie ultra-majoritaire, affirmait, sur base de théories racialistes coloniales, que les Tutsis étaient des envahisseurs d’une autre race (non bantoue), qu’ils s’étaient accaparés le pouvoir depuis 500 ans et qu’il était temps qu’ils repartent d’où ils étaient venus. La soif d’émancipation et de revanche sur l’Histoire a conduit dès 1959 à une série de massacres de Tutsis. 300 000 ont fui le Rwanda, notamment vers le Burundi. Pendant près de trente ans, ils ont organisé leur retour, en exil, tandis que les régimes ségrégationnistes Hutus continuaient à diriger le Rwanda.
Le 20 juin 1990 – un an après la chute du mur de Berlin – lors du 16e sommet des chefs d’États de France et d’Afrique, à La Baule, Mitterrand a prononcé un discours qui a marqué la mémoire politique des Afriques francophones :
Le vent de liberté qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud (…) Il n’y a pas de développement sans démocratie et il n’y a pas de démocratie sans développement. (…) La France ne pourra pas sauver ceux qui n’auront pas su ou n’auront pas voulu prendre le vent de l’histoire2.
Alors que l’accès à l’aide au développement devenait conditionné par l’instauration, notamment, du multipartisme, le Front Patriotique Rwandais – rébellion tutsie exilée en Ouganda – s’engageait dans une lutte militaro-politique avec le régime d’Habyarimana du Rwanda. Le 6 avril 1994, la destruction par missile de l’avion qui transportait les deux présidents hutus du Rwanda et du Burundi, déclencha l’extermination organisée par les Forces Armées gouvernementales rwandaises, de plus de 800 000 Tutsis et opposants Hutus d’avril à juillet 1994. La « libération » du Rwanda a provoqué l’exode de millions de Hutus vers l’est du Congo. 25 ans après, comment ça va le Rwanda ?
Le Miel
Sept ans après la clôture des tribunaux populaires gacacas, « le Rwanda, c’est un éléphant en équilibre sur une souris », m’a dit Arthur, « mais ça tient ». On ne parle plus de Hutus et de Tutsis, dans les rues goudronnées de Kigali, où les efforts d’oubli et de mémoire se confondent.
Depuis 2004, l’économie du Rwanda a monté en flèche. Épaulé par le FMI, qui reconnaît la fiabilité de ses institutions, et l’efficacité du développement de ses projets, le gouvernement de Kagame est en passe de réussir le pari de tourner le dos à une économie africaine traditionnellement toute-agricole, en investissant massivement dans l’industrie des services et de la communication.
La grande sécurisation des rues et des investissements a valu au Rwanda, en ce début d’année 2019, de passer à la 29e place mondiale (150e en 2008) des « pays aux meilleurs climats pour faire des affaires » selon la Banque Mondiale.
Le sang
Parfois, la colère égare ma raison, et je me dis même que ce sont les Rwandais qui contrôlent l’éruption des volcans…3
Alors que le Kivu, région orientale de la RDC, collée au Rwanda et au Burundi, possède 80% des réserves mondiales de coltan (minerai nécessaire au stockage des informations de nos smartphones), c’est depuis 2014 le Rwanda – dont le sol n’en contient presque pas – qui en est le premier exportateur mondial. La poursuite des génocidaires exilés au Kivu a permis au Rwanda de tirer un profit énorme de son occupation militaire d’une des régions du monde les plus riches en ressources. Depuis le génocide des Tutsis, les milices soutenues par le gouvernement de Kagame et les ex-génocidaires et leurs descendants (les Forces Démocratiques de Libération Rwandaises) s’affrontent et affrontent de nombreuses autres armées ou milices congolaises, ougandaises, burundaises, autour des innombrables mines de la région. Ces luttes ethnico-commerciales ont créé et maintiennent encore le climat d’extrême précarité et de violence du Kivu, qui a fait des millions de morts depuis 1994.
Alors que les gouvernements de RDC et du Rwanda étaient en guerre froide depuis 20 ans sur fond de guerre réelle, lundi 25 mars 2019, le nouveau président contesté du Congo, Félix Tshisekedi a serré la main de son homologue Kagame autour du mémorial du génocide des Tutsis au Rwanda. Ce geste marque-t-il une réelle volonté de pacification du conflit ou assure-t-il seulement une nouvelle entente diplomatique favorisant les profits issus de l’extraction de minerais au Kivu ?
Le lait
En 2014 – pendant que le Rwanda commémorait le 20e anniversaire du génocide – au Burundi, des enquêtes révélaient les entraînements para-militaires des Imbonerakures (jeunesse du parti au pouvoir hutu) auprès des factions génocidaires rwandaises, au Kivu. La répression des journalistes liés à ces révélations a fait émerger un mouvement social qui a fini par se dresser contre la réélection anticonstitutionnelle du président en place, Pierre Nkurunziza. La répression fut sanglante, et perdure, après l’exil de centaines de milliers de Burundais craignant le retour des conflits ethniques. Le père de Pierre Nkurunziza avait été l’un des intellectuels hutus assassinés en 1972.
25 ans après, la région des Grands-Lacs, le berceau de l’humanité, pays où est né mon père, où coule le lait et le miel, comment ça va ?