[Points Critiques n°385] L’ADN antiraciste de l’UPJB

Henri Goldman

L’aujourd’hui de l’UPJB plonge dans un passé de près d’un siècle. Ceux et celles qui allaient fonder l’organisation basée au 61 rue de la Victoire à Saint-Gilles sont arrivés en Belgique dans l’Entre-deux-guerres, fuyant l’antisémitisme et la misère qui sévissaient dans leur pays de naissance : Pologne, Roumanie, Lituanie, Ukraine, Hongrie… Survolons cette histoire, en quatre séquences.

Séquence 1

L’antisémitisme et la misère, pas l’un sans l’autre. Pour les fondateurs et fondatrices de cette maison, la lutte contre l’antisémitisme était inséparable de la question sociale. Quand, après la Libération, toute une communauté d’ouvriers et d’artisans fut aspirée dans l’ascension sociale de cette période exceptionnelle de prospérité qu’on appela les Trente Glorieuses, elle n’oublia pas d’où elle venait. L’antisémitisme semblait alors en recul mais d’autres personnes d’origine immigrée allaient prendre la place des Juifs/ves comme boucs émissaires de la société, en occupant les étages inférieurs d’une hiérarchie raciale qui se superposait à une hiérarchie sociale. D’abord les Congolais, traités comme du bétail dans la colonie et exhibés dans un zoo humain lors de l’exposition universelle de 1958. Ensuite les migrants du travail importés du Maroc et de Turquie avec leurs familles à partir de 1965 pour occuper les emplois dont les Belges ne voulaient plus. Comme les familles juives avant elles, elles avaient emporté dans leurs bagages une religion et des traditions différentes, rendant plus visible la différence ethnoculturelle avec la population d’accueil. C’est pourquoi, alors que la communauté juive se reconstruisait en profitant d’une prospérité à laquelle elle n’était pas habituée, ce sont des femmes et des hommes de la minorité progressiste de cette communauté qui furent à la base de la création du Mrax (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie), comme Yvonne Jospa et Léon Griner. La présence de membres de Solidarité juive, puis de l’UPJB, dans le conseil d’administration et l’assemblée générale de cette association fut constante, dont notamment Henri Lieberman, un ancien président de l’UPJB.

Séquence 2

Dans les années 1990, une autre cause va mobiliser l’ADN antiraciste de l’UPJB. Les frontières se sont fermées en 1975 aux migrations de travail. Mais la migration ne s’est pas arrêtée. En Afrique, les catastrophes naturelles et le mal-développement poussent vers l’Europe des milliers de jeunes femmes et hommes. Ils et elles viennent grossir une population de résidents clandestins. Souvent, on les arrête, on les place dans des prisons spéciales appelées « centres fermés », puis on les expulse. Des membres de l’UPJB seront très actifs dans la mise sur pied du Collectif contre les expulsions qui s’opposait, y compris physiquement, à l’embarquement dans des avions de personnes dont la Belgique officielle ne voulait pas sur son sol.

L’une d’entre elle fut la Nigériane Semira Adamu, qui trouva la mort le 22 septembre 1998, étouffée en vol à l’aide d’un coussin par deux policiers belges. Elle venait d’avoir 20 ans. Dans l’hommage interconvictionnel qui lui fut rendu à la cathédrale Saint-Michel, le plus émouvant discours fut prononcé par Léon Liebmann, Juif croyant et membre de l’UPJB.

Le nom de Semira Adamu fut donné à une section de l’UPJB jeunes. Et la solidarité avec les migrants, les sans-papiers et les demandeurs d’asile reste jusqu’à aujourd’hui un engagement majeur de l’UPJB, dont plusieurs membres se sont investis dans la Plateforme citoyenne et dans l’hébergement de migrants.

Séquence 3

L’immigration ne s’est jamais arrêtée, mais les premiers migrants des années 1960 ont fait souche. On est aujourd’hui déjà à la quatrième génération. Bruxelles est devenue la ville la plus cosmopolite d’Europe, puisque 56 % des Bruxellois sont étrangers ou nés étrangers. Cette nouvelle population, principalement de culture musulmane, est aujourd’hui de nationalité belge. Ils et elles sont né·e·s ici, parlent nos langues nationales, mais sont toujours victimes de discriminations fondées d’abord sur leur origine, puis sur leur religion. Et, singulièrement, pour les femmes qui le portent, à cause de leur foulard.

Ce bout de tissu va diviser la gauche et le mouvement antiraciste. À l’UPJB, on va se déclarer solidaire des femmes musulmanes qui portent le foulard et sont pour cette raison exclues de l’emploi et de la formation. Ici, nous avons partagé l’engagement de Thérèse Mangot, présidente du Mrax, Juive athée disparue en 2006, qui n’était pas membre de l’UPJB mais qui était notre amie.

Puis vint le 11 septembre 2001. Symboliquement, c’est à partir de cette date que « l’islam » a remplacé l’Union soviétique comme incarnation du mal absolu. La guerre des civilisations pronostiquée par George W. Bush transformera chaque Musulman·e en agent possible du djihadisme. De Ben Laden à Daesh, les Brigades rouges de l’islamisme feront trembler le monde. Elles commettront des crimes antisémites aveugles, dont celui perpétré au Musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014. En même temps, la droite et l’extrême droite arrivent au pouvoir en Israël qui accentue sa politique de répression et de colonisation. Sale temps pour ceux et celles qui souhaitent mener de front la lutte contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie. Entre les Juifs et les Musulmans, le fossé n’a jamais semblé si grand.

Séquence 4

Mais la séquence que nous sommes en train de vivre change une nouvelle fois la donne. Les attentats antisémites ont repris. Ils ne sont plus commis par des islamistes, mais bien par des suprémacistes «  blancs  ». Ceux-ci s’en prennent à des mosquées et à des
synagogues selon le même mode opératoire et avec le même argumentaire. À leurs yeux, les Juifs comme les Musulmans sont des corps étrangers qui doivent être expulsés de la société. Les conditions subjectives semblent désormais réunies pour que, ensemble, Juifs et Musulmans puissent faire face à l’antisémitisme et l’islamophobie, par-delà le contentieux historique qui les oppose encore en Israël/Palestine.

Ce qui doit conduire à une actualisation des notions de racisme et d’antiracisme. Jusqu’ici, le racisme était surtout considéré comme une infirmité morale qui pouvait être combattue par une bonne éducation. Cela ne suffit plus. Il existe bien un racisme dit « structurel », qui se manifeste indépendamment de la volonté consciente des différents acteurs. En témoigne la persistance des discriminations à l’embauche et au logement, alors que les patrons et les propriétaires jureront tous qu’ils ne sont pas racistes pour un sou. Ce racisme se décline sous différentes formes – antisémitisme, mais aussi islamophobie, négrophobie, antitziganisme… – qui ont chacune leurs spécificités.

Il faut comprendre qu’il y a, dans la société, un groupe ethnique dominant. Celui-ci n’abandonnera pas ses privilèges de son plein gré. Pour qu’il y renonce, il est bien nécessaire qu’au minimum, les groupes victimes de racisme puissent faire cause commune. L’alliance avec les progressistes du groupe dominant est indispensable, mais ceux-ci doivent renoncer à toute forme de paternalisme.

C’est pourquoi, depuis des années, l’UPJB chercher à fraterniser avec des progressistes d’autres minorités issues, comme elles, de l’immigration. On ne pourra pas lutter ensemble contre les violences et les injustices qui nous frappent si on n’est pas capable d’éprouver ce que vivent ces autres qui sont par ailleurs nos voisin·e·s.

Nous continuerons dans cette voie, avec les Musulman·e·s, avec les Afro-descendant·e·s dont nous comprenons si bien le travail sur la mémoire de la colonisation, avec les Roms, avec les sans-papiers.