[Points Critiques n°386] Le pardon est-il possible ?

Simon Gronowski

CHEMIN DE VIE

Parmi les auteurs qui ont abordé la question du pardon, citons Simon Wiesenthal qui dans un récit autobiographique « Les fleurs de soleil », raconte son refus de pardonner à un jeune nazi à l’agonie. Il termine par la question, qui ne le lâchera plus : « ai-je eu tort ou ai-je eu raison ? ». Pour Simon Gronowski, la réponse est claire, il faut pardonner. Il s’en explique dans ce « Chemin de vie ». Ça n’est pas de l’avis de beaucoup de rescapés de la Shoah et leurs descendants, dont les réponses variées démontrent que la question de Simon Wiesenthal reste d’une brûlante actualité.

 

Le crime
Les nazis ont tué ma mère et ma sœur dans la chambre à gaz d’Auschwitz-Birkenau. Mon père a échappé à l’arrestation, car ce jour-là, 17 mars 1943, il était absent : souffrant des poumons il avait été hospitalisé. Mais quand les alliés sont entrés en Allemagne au printemps 1945 et ont découvert les camps de concentration et leurs horreurs, il a compris qu’elles ne reviendraient pas et, son chagrin l’empêchant de lutter contre la maladie, il est mort désespéré le 9 juillet 1945. Moi-même, quand j’avais onze ans, les nazis m’ont pris, jeté dans un cachot, la cave de la Gestapo avenue Louise à Bruxelles, puis enfermé dans la Caserne Dossin à Malines. Au bout d’un mois, le 19 avril 1943, ils m’ont mis dans un wagon à bestiaux du 20e Convoi. J’ignorais que j’avais été condamné à mort et que ce train allait me conduire sur les lieux de mon exécution. Par miracle, j’ai sauté du train et me suis évadé. Et tout cela, uniquement parce que mes parents étaient nés dans la religion juive.

L’amitié
Koenraad Tinel était le fils d’un nazi flamand de Gand, adorateur d’Hitler, antisémite frénétique, qui envoya ses deux fils aînés dans les Waffen-SS, l’un au front de l’Est, l’autre, âgé de 16-17 ans, à la Flämisch Wachzug, chargée notamment de la garde de la Caserne Dossin. Le drame de Koenraad ne se limite pas au fait d’avoir dû fuir avec sa famille au lendemain du débarquement de juin 1944, d’avoir vécu la violence de la fin de guerre en Allemagne et au fait qu’ensuite sa famille a connu la répression judiciaire, la prison, etc… ; Koen avait 6 ans quand Hitler attaqua la Belgique et n’est pas responsable des idées de son père.

Son père n’a jamais exprimé le moindre regret de ses actes et a mis le poids de sa culpabilité sur les épaules de son fils. Koen a vécu toute sa vie avec le poids de cette culpabilité, avec le sentiment que tout le monde l’accusait de faire partie de cette famille et donc d’être complice de ses crimes.

Après un silence de près de 60 ans, il s’en est révolté et libéré (avant de me connaître) dans un livre (Scheisseimer) où courageusement et sincèrement, il dévoile le passé noir de sa famille et rejette l’idéologie de son père. Moi aussi, il m’a fallu près de 60 ans pour rompre le silence.

En 2012, un garçon de 16 ans que nous ne connaissions pas, mais qui connaissait nos deux histoires, nous a réunis. Quand Koen m’a dit : « Quand j’ai lu votre histoire, j’ai pleuré », je lui ai dit une chose naturelle, évidente, élémentaire : « Les enfants des nazis ne sont pas coupables » ce qu’on ne lui avait jamais dit et qu’il n’avait jamais entendu. Ces paroles lui ont fait un effet extraordinaire, surtout qu’elles venaient d’une victime des nazis. Notre amitié était née. Nous étions deux enfants écrasés par une guerre qu’on ne comprenait pas, chacun d’un côté de la barrière, moi du côté des victimes, lui du côté des bourreaux. Nos peines ne sont pas comparables mais je comprends la sienne. L’histoire nous a séparés, dressés l’un contre l’autre, le présent nous unit. Maintenant, Koenraad est plus qu’un ami, il est mon frère.

Le pardon
En janvier 2013, Koen me dit que son frère, W.T., connaissant mon histoire, a demandé à me voir, lui qui fut mon geôlier nazi à Malines, qui me conduisit à la pointe de son fusil dans le wagon de la mort, ainsi que ma mère et ma sœur et tant d’autres gens. Quand je l’ai vu, il m’a supplié, se repentant, implorant mon pardon, sentant la mort venir, me disant qu’il avait besoin de mon pardon pour mourir en paix. Je l’ai alors spontanément pris dans mes bras et lui ai pardonné. Ce pardon lui a fait du bien mais à moi plus encore car je m’en sentais transcendé, en voie de guérison de mon statut victimaire et renforcé dans mon combat pour un monde meilleur.

La question du pardon suscite plusieurs réflexions :
1) tout d’abord, je définirais le terme « pardon » comme suit : le criminel s’est mis en dehors de l’humanité mais n’est pas devenu pour autant une bête, un animal ou même un monstre, il est resté un homme ; le pardon le réintègre dans l’humanité.
2) je peux pardonner à deux conditions : il faut que le coupable le demande, qu’il reconnaisse ses crimes et s’en repente ; je ne peux pas pardonner à celui qui est fier de ses crimes et est prêt à recommencer ; un vrai nazi ne demandera jamais pardon, même sur son lit de mort, à sa victime, juive ou autre.
3) le pardon n’implique pas l’oubli : au contraire il rompt avec la litanie habituelle des crimes et des souffrances et donne à la mémoire un plus grand relief, une plus grande dimension; un retentissement nouveau.
4) je n’ai pas pardonné au nom de mes parents et de ma sœur qui ne m’en ont pas donné mandat, ni au nom des autres victimes, mais uniquement en mon nom personnel; c’est ma liberté individuelle, personne n’a à en juger ; je n’ai pas pardonné à tous les nazis, mais uniquement à la personne déterminée, W.T., qui me l’a demandé.
5) le pardon existe en droit pénal sous forme de grâce ou de réhabilitation : c’est une mesure de clémence individuelle accordée à une personne déterminée ; l’amnistie est une mesure collective accordée à une catégorie d’individus. En raison de la gravité des crimes nazis, elle est inadmissible car exonérerait les coupables sans qu’ils doivent se repentir; comme je l’ai dit dans une carte blanche (Le Soir, 20.7.2010) : « L’amnistie sans repentir porte les germes de l’oubli et l’oubli est un danger pour l’humanité »;
6) la question du pardon ne se pose que pour les crimes les plus graves :  – celui qui dit « je suis contre la peine de mort sauf pour les crimes les plus graves », est pour la peine de mort,  – celui qui dit « je suis pour le pardon, sauf pour les crimes les plus graves » est contre le pardon ; seul le crime impardonnable peut être pardonné.
7) j’ai été malheureux, très malheureux, j’ai beaucoup pleuré mais je n’ai jamais eu de haine et c’est cela qui m’a permis de pardonner; la haine est une maladie que je n’ai pas ; ceux qui refusent l’idée du pardon ont cette douleur en eux; la victime ne peut haïr le criminel car ce serait se mettre à son niveau : elle doit se mettre au-dessus; la haine est inutile: elle ne ramène pas les êtres chers assassinés.
8) ce qui dérange certains, ce n’est pas que j’ai pardonné mais que je ne l’ai pas fait discrètement, j’aurais dû le cacher, comme une maladie honteuse ; mon pardon est certes mon affaire personnelle et privée, mais il ne doit pas pour autant rester confidentiel, voire secret; il me semble que toute personne a le droit de divulguer un fait personnel si elle l’estime utile ; en l’espèce, j’ai accepté qu’il soit rendu public car il a valeur exemplative et pourrait être utile tant aux victimes qu’aux coupables :
– en montrant aux premières la lumière de la résilience et de la guérison
– en montrant aux seconds la voie de la rédemption. La vie est impossible sans pardon, mais demander pardon est plus difficile que pardonner ;
9) lorsque le coupable demande pardon, la victime non seulement peut mais doit pardonner car refuser, c’est maintenir la haine des deux côtés ; certains voudraient maintenir les hommes en deux camps ennemis séparés à jamais, d’un côté les victimes et leurs descendants, de l’autre côté ceux des nazis : ceci est la porte ouverte à de nouvelles haines, de nouvelles guerres, de nouvelles douleurs pour nos enfants. Il faut au contraire rapprocher les hommes pour un monde meilleur. Certains disent « Je ne pardonnerai(s) jamais » : on peut le comprendre mais c’est facile à dire car personne ne leur a jamais demandé pardon et ils ne peuvent savoir comment ils réagiraient. Mais connaissant les qualités de cœur de beaucoup, je suis sûr qu’ils pardonneraient ; En tout cas, il est certain que mon amitié pour Koenraad et mon pardon à son frère sont une contribution majeure à la lutte contre le fascisme, le racisme et l’antisémitisme dont j’ai été victime.

Ceci est un message, non de chagrin, mais d’espoir et de bonheur, de foi en l’homme et en l’avenir. La vie est belle mais c’est un combat permanent. Vive la paix et l’amitié entre les hommes !

Quelques réflexions suscitées par ce pardon…

Que Simon ait accordé son pardon  à un collaborateur, et que ce pardon l’ait délivré de son statut de victime, cela ne concerne que lui. Ce qui me gène davantage c’est l’octroi du titre de Docteur Honoris Causa des deux universités libres de Bruxelles à Simon et à Tinel, en les mettant ainsi tous les deux sur un même pied. Ça me rend triste et me met en colère. J’estime que c’est nier le génocide de millions de victimes, qui n’ont pas droit à la parole (et pour cause !). Mina Buhbinder, ex-enfant cachée

Solidarité juive a été la maison portée par des survivants engagés à gauche, après la Shoah, pour que leurs enfants puissent se reconstruire et avancer dans la vie. Il ne s’agit pas seulement de mon histoire, mais de celle de tous les enfants de ma génération, qui tous ont subi des traumatismes liés à la persécution et à l’assassinat de masse des Juifs de Belgique. Aujourd’hui, quels que soient les nuances et les commentaires, il est au final question de pardon et de lui donner une large audience. Cela n’a pas de sens. Travailler à la justice et la reconnaissance, obtenir réparation, comprendre les dynamiques génocidaires, oui. Demander pardon pour un acte que l’on n’a pas commis ou accorder son pardon au nom de ceux qui ne sont plus là, c’est hors de mon entendement. Même avec les meilleures intentions, je crains qu’honorer publiquement de telles démarches ne favorise pas la transmission de la mémoire de la Shoah, elle la dessert. Pour tout dire, je trouve cela indécent !  Berthy Hudes-Liebermann

On mesure rarement la portée des décisions que nous prenons et des actes que nous posons et, bien souvent, nous ne pouvons le faire que rétrospectivement. Il en fut de même lorsque l’UPJB-Jeunes organisa la rencontre entre Simon et Koenraad. Ce qui ne devait être qu’une discussion sur l’enfance s’est transformée, avec le temps, en plaidoyer pour l’amitié et le pardon. À mes yeux, toute discussion, toute critique est légitime, saine et même souhaitée, d’autant plus concernant un sujet important, vecteur d’espoir mais également de crispations. Cette question mériterait de prendre davantage de temps pour en discuter en dehors de nos cercles habituels afin d’être confronté à des points de vue différents. Cependant, nous devons aussi montrer notre désaccord face à l’utilisation de certaines formules rhétoriques qui bloquent toute possibilité de discussion et qui sont, à mes yeux, douteuses du point de vue de l’honnêteté intellectuelle, comme ce fut parfois le cas récemment concernant notamment le rapprochement avec la négation du génocide. Sacha Rangoni, le « garçon  de 16 ans » en 2012, qui fit se rencontrer Simon Gronowski et Koenraad Tinel

N’étant qu’une héritière des traumas liés à l’holocauste, il est impossible pour moi d’appréhender le pardon de la même manière que mes aînés. Et bien qu’il m’est impossible de me mettre à leur place, je peux imaginer le choc qu’ils ont dû ressentir lorsqu’ils ont appris que Simon Gronowski avait accepté de pardonner un nazi. Toutefois, à titre personnel, je ne peux me positionner contre un acte de pardon que je considère être un signe d’évolution et d’humanité. Et dans ce contexte, pardonner ne fut en aucun cas oublier, ni minimiser l’atrocité des crimes nazis. Cela a simplement permis à Simon, en tant que victime, d’aller de l’avant et d’apaiser son cœur. Maroussia Toungouz Névessignsky

La lettre de Simon a suscité en moi de nombreuses réflexions. D’abord, parce que l’auteur semble vouloir se justifier – aux yeux de qui ? – d’une action intime, un pardon accordé à un mourant, ce qui ne regarde que lui. Un fait qui dérangerait parce qu’il n’est pas resté secret ? Mais Simon, par son témoignage d’enfant miraculeusement sauvé des nazis, est devenu un homme public qui, tant qu’il est en vie, a le droit de compléter une histoire que d’aucuns, apparemment, préféreraient inachevée. Quand à l’analyse à laquelle procède Simon, je souscris à la plupart de ses affirmations, en particulier à la distinction qu’il opère entre amnistie – inadmissible – et pardon, qui place la victime au-dessus du bourreau. Et à ce propos, dans la scène qu’il évoque, Simon décrit un véritable renversement des rôles : repentant, suppliant, l’ancien bourreau confère à l’ancienne victime un pouvoir absolu, celui de dire à son tour oui ou non. Instant que certains choisiraient pour assouvir leur besoin de vengeance. Simon a pu se libérer de ce fardeau, aller au-delà du malheur et du ressentiment. D’autres, sans doute, ont fait ou feront de même, peu importe pour quel motif : geste humanitaire, élan fraternel, grandeur d’âme… Ou peut-être pour pouvoir, ayant pardonné, vivre enfin en paix. Edna Braun-Bratzlavsky

J’ai vécu parmi des victimes et des bourreaux. Après avoir découvert vers huit ans que parmi ceux que j’aimais, l’innommable existait, que me restait-t-il comme option ? Haïr de peur et de dégoût, fuir et de honte me refermer, affronter et me rebeller, oublier et enfouir ma terrible colère très profondément ? J’ai choisi de vivre les yeux ouverts, d’aimer ceux que j’avais aimés jusque-là et de chercher à comprendre. Tout cela dans un silence solitaire. Le silence des secrets de famille. Je savais et ils savaient que je savais. J’ai vu des pardons impossibles à donner et des repentirs improbables. J’ai vu les dégâts de la honte, ceux de la perversité et ceux de l’enfance flétrie. Jamais je n’ai pensé à pardonner, même au plus profond de moi. Jamais je n’ai excusé. Très vite, j’ai compris notre complexité paradoxale. Je n’ai pas éprouvé le besoin de ce pardon impossible à donner. Pour continuer à aimer avec la conscience que la folie était tapie en nous et qu’il fallait être aux aguets, j’ai essayé de ne pas mettre entre moi et eux l’idée que parce que « monstre tu fus, monstre tu resteras ». Je les ai aimés malgré tout. J’ai continué à dialoguer avec eux, d’être à être. L’inhumanité de leurs actes restera à jamais irréparable. Le pouvoir de pardonner ne m’appartenait pas. Je pense que Dieu a été inventé pour symboliser le don inaccessible du pardon à l’impardonnable. Didier de Neck, homme de théâtre

Oui comme dans la tradition juive, pour le pardon aux offenses, mauvaises pensées, insultes, commérages, indélicatesses d’argent, … Mais pour les actes ayant causé des dommages les plus graves, la repentance et la demande de pardon ne suffisent  pas : Simon le juriste ne me contredira pas, il faut en plus la réparation, à la hauteur du dommage infligé. Œil pour œil, dent pour dent dit la bible, ce qui ne veut pas dire qu’on doit arracher un œil au coupable, mais que la réparation doit être à la hauteur du dommage infligé. Jacques Schiffmann