Procès de la solidarité : Une large victoire, mais une victoire d’étape

Ce mercredi, la Cour d’appel de Bruxelles a rendu son verdict dans le cadre du procès de trois hébergeuses, un hébergeur et sept exilés accusés de trafic d’êtres humains et d’association de malfaiteurs.

par Françoise Nice

Ce mercredi 26 mai aura été un jour de lumière dans le petit parc qui jouxte le Palais de Justice de Bruxelles. Entre deux averses, Il fait soleil. Soulagement, euphorie, victoire amère, leçon de droit … les héros malgré eux de ce procès de la solidarité et leurs défenseurs viennent d’écouter l’arrêt rendu par la Cour d’appel présidée par Mathieu Dehaene. A chaud, les premiers commentaires fusent.

Une cinquantaine de militants et d’amis ont répondu à l’appel du collectif « Solidarity is not a crime », un collectif citoyen qui depuis 2018 a organisé avec succès la sensibilisation et le soutien aux quatre hébergeurs et aux sept exilés impliqués dans ce procès.

4 acquittements confirmés et des peines réduites 

La dernière page vient d’être tournée, avec un arrêt plus nuancé qu’en première instance constatent les avocats. La cour a infligé un sérieux revers au Procureur général qui avait fait appel du jugement du 12 décembre 2018, ordonnant un second procès avec demande de priorité. En mars, on avait entendu l’avocat général « aux ordres » revenir sur deux des quatre acquittements d’hébergeurs et demander des peines plus sévères, jusqu’à 5 ans de prison, pour les migrants accusés de trafic d’êtres humains et d’association de malfaiteurs. La cour d’appel de Bruxelles ne l’a pas suivi, les acquittements des hébergeurs obtenus en première instance sont confirmés.

-c’est une super victoire ? « Oui », déclare Selma BenKhelifa. Elle décrypte l’arrêt à chaud : « On était confiant pour les hébergeurs, – dans trois cas, l’appel du procureur est considéré comme sans objet – mais on était inquiets pour les migrants. « Le début de l’arrêt est sévère pour eux, mais au final, les peines ont été diminuées pour tout ce qui excède la détention préventive et les amendes sont écartées par le sursis d’un an ». Les migrants étaient menacés d’amendes en dizaines et parfois en centaines de milliers d’euros. « Pour les frais de justice, ils ne devront payer que 50 euros d’amende, le minimum minimorum ». Or ce procès a coûté cher, 37.000 euros en frais de traduction notamment et tous les accusés n’ont pas bénéficié d’un pro deo.

La victoire, c’est que « le tribunal reconnait que dans les faits, les migrants sont des victimes avant d’être des auteurs ». C’est aussi ce qu’explique Alexis Deswaef. « Passer en Angleterre coûte cher, 1500 à 2000 euros. Certains s’en remettent à des passeurs, ferment la porte d’un camion en espérant qu’à la 11e fois, ils pourront à leur tour embarquer dans le camion et passer gratuitement. Et donc c’est un avantage en nature, et donc l’infraction de trafic d’êtres  humains peut être établie ». Tout au long des deux procès, les avocats des migrants ont montré l’inconsistance des preuves avancées par le parquet. Dans un cas ou deux, les prévenus et leurs avocats n’ont pas nié l’infraction, mais démontré que l’enrichissement illicite au préjudice d’autrui n’était pas établi. Et rappelé le parcours difficile des jeunes exilés. Pas une bande de passeurs, mais plutôt « une armée de bras cassés » avait dit Me Vincent Lurquin, « un réseau d’entraide entre migrants pour acheter des tickets de train, des cigarettes » avait résumé une autre avocate. La cour a entendu la conviction de cette dizaine d’avocats humains et combatifs, ténors du barreau plus ou moins connu.e.s, pointu.e.s sur le droit et sur l’éthique. Leur compétence et la mobilisation ont abouti à cette victoire, indubitablement.

Dans le petit parc, sous la coupole dorée du Palais de Justice, tout le monde se réjouit. « La cour d’appel bruxelloise a démontré qu’avant d’être auteurs, ils sont surtout victimes de la politique migratoire européenne ». Ce qui n’efface pas la faute éventuelle, mais l’atténue.

Myriam Berghe, acquittement confirmé. Et peut-être le succès avec son nouveau livre, « Chair à camions ». Et des dettes encore à éponger. Elle n’a écouté que sa conscience, « j’ai accueilli les garçons comme ils m’avaient accueillie dans l’enfer de Calais ». © Françoise Nice

Myriam Berghe journaliste et hébergeuse est encore sous le choc. Cette histoire dramatique a duré 1314 jours : « Je m’attendais à une fin, mais pas à cela puisque tout était fait pour que ce soit le contraire… C’est une belle fin. Je ne m’attendais pas à ce que les peines des garçons soient réduites. Ce qui m’a touchée aussi, c’est que le président reconnaisse qu’ils sont coupables mais aussi victimes de ce système qui est mis en place par les gouvernements. Ce sont les gouvernements qui ferment les frontières, qui font les passeurs. Et de se réjouir de que les hébergeurs et leurs amis soient restés solidaires : « on n’a pas lâché les garçons ». Ce mercredi paraît aussi son récit de ces années de solidarité et d’épreuves depuis son premier reportage à Calais, « Chair à camions » (Ed. La boîte à Pandore).  Un titre qui résume en trois mots toute une politique migratoire.

Mohamed Allaa sourit sous son masque. Pendant le procès je ne l’ai vu que de dos, face à ses juges. Mais j’ai lu son récit dans « Welcome », un recueil collectif publié à l’occasion du procès d’appel. Mohamed Allaa a quitté le Caire à 17 ans. Sept ans plus tard, après Paris, Calais, Bruxelles, il est là, idées claires et français encore hésitant. Il se réjouit de l’acquittement des quatre hébergeurs Myriam, Zakia, Anouk, Walid : « On ne pouvait pas acquitter tout le monde, explique-t-il, mais ma peine a été réduite à un an ». En première instance, il avait été condamné à deux ans, et 78.000 euros d’amende avec sursis. En appel l’avocat général avait demandé quatre ans. Il est soulagé, rappelle sans acrimonie ses 13 mois de prison, ses deux mois en centre fermé et deux mois ensuite sous bracelet électronique. « Comment vois-tu ton avenir ? » « Je dois chercher des moyens pour vivre. Et trouver des papiers. Mais ce n’est pas facile ici. La vie continue … la vie continue, jusqu’à la fin, c’est obligé ».

Allaa Mohamed, soulagé et reconnaissant pour tous ceux et celles qui l’ont aidé et hébergé.   © Françoise Nice

Zakia l’hébergeuse aborde enfin un vrai sourire. L’assistante sociale belgo-marocaine a fait deux mois de prison en Flandre, la juge d’instruction de Termonde avait traité avec cynisme et méchanceté cette jeune mère de famille. Dans « Welcome », elle a raconté ses doutes, son incompréhension, son sentiment de culpabilité. Au Parc Maximilien, elle distribuait des vêtements, s’était liée d’amitié avec l’un ou l’autre. L’un d’entre eux est devenu son compagnon légal. En appel, l’avocat général avait remis en cause son acquittement et son innocence, comme pour Walid et Myriam. Aujourd’hui son sourire est franc : « je suis satisfaite, soulagée, confortée dans ma solidarité, dans ma vision du monde. Oui soulagée ». Trouvera-t-elle maintenant la force d’affronter toute sa famille pour révéler sa détention? Zakia est heureuse, oui mais, elle pense aussi aux migrants condamnés, même à des peines atténuées. « Il restera une inscription au casier judiciaire, ce sont des bâtons dans les rues quand on veut commencer une nouvelle vie dans un pays étranger. Pour ceux qui voudraient obtenir une régularisation en Belgique. Pour ces raisons-là, ce n’est pas tout à fait fini ».

Thomas Prédour (Solidarity is not a crime) et Zakia S: « Cet arrêt me conforte dans ma solidarité ». © Françoise Nice

Walid n’est pas encore détendu. La cour vient pourtant de confirmer son innocence. Résident tunisien en Belgique et hébergeur, « l’exemple-même de la gentillesse », il a subi une longue détention préventive, 8 mois. Pendant sa détention, il a perdu son appartement, son propriétaire a mis ses affaires à la rue. Il est soulagé, mais épuisé. « Oui c’est l’euphorie, mais j’ai tout perdu. Qu’ils gardent l’argent, mais qu’ils me rendent ma vie d’avant. Je n’arrive plus à dormir. Oui, ce soir, on va faire la fête, et puis dormir, enfin j’espère ». Un de ses avocats, Robin Bronlet ponctue : « pour nous, le tribunal, c’est le quotidien. On ne réalise plus très bien l’épreuve que c’est pour la personne d’être face à des juges qui vont décider de votre innocence ou de votre culpabilité ». Avec Walid, il va introduire une action contre l’état belge pour obtenir une indemnisation. « C’est une victoire, mais une victoire un peu amère, conclut le jeune avocat, c’est un combat qu’on aurait aimé ne pas avoir à mener si dès le début on avait été raisonnable, que la justice ne s’était pas lancée dans des poursuites injustes contre des personnes qui ont simplement été solidaires ».

Mehdi Kassou, le porte-parole de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés est heureux, lui aussi, parle d’une « victoire extraordinaire pour les hébergeurs ». Il pense lui aussi au coût humain subi par Walid et Zakia. « Il faudrait quand même que l’état belge mesure à un moment donné que l’impact de ce genre d’action politisée contre une dynamique de solidarité ou contre des personnes peut ruiner des vies ». Il en appelle à « une solidarité encore plus large, vis à vis de Solidarity is not a crime et d’autres organisations qui soutiennent les hébergeurs solidaires qui ont tout perdu ici, et qu’on leur permette de retrouver une vie digne et décente ».

Happy end ? Non…

Au micro, devant les militants, Alexis Deswaef, avocat de l’hébergeuse Anouk Van Gestel et co-président de la Plateforme rappelle les trois ans et demi de procédures, étape par étape. Et tire les leçons les plus éclatantes : « le procureur général (Johan Delmulle, chef de tous les parquets du Royaume) qui en avait fait un procès politique est renvoyé à ses études. Il a – j’ose le dire en tant qu’avocat-, il a instrumentalisé la justice pour son procès politique et ça lui explose en pleine figure. Ici l’autorité judiciaire poursuivante sort de la salle la tête basse et les personnes poursuivies sortent la tête haute ».

Tout est fini ? non. Au micro, Selma Benkhelifa enjoint les militant.e.s d’aller assister au prononcé d’un autre procès en appel qui se termine devant une autre chambre, néerlandophone, de la cour d’appel. Là une dizaine de migrants, soudanais et érythréens sont aussi jugés pour trafic d’êtres humains. « Apportez-leur votre solidarité. La justice voulait aussi un procès impliquant les hébergeurs explique-t-elle. Mais elle y a renoncé, parce qu’elle sait que dès qu’il y a des Belges ou des résidents d’ici, il y un réseau de solidarité. Apportez-leur votre solidarité, car ils sont vraiment seuls, en prison. Je vous demande de continuer votre solidarité, pas seulement pour les hébergeurs, mais aussi pour les migrants emprisonnés à tort pour avoir voulu franchir une frontière ».

Les nuages reviennent, la pluie menace. Une représentante d’un collectif de sans-papiers vient appeler elle aussi à la solidarité avec ceux et celles qui viennent d’entamer une grève de la faim dans les différentes occupations, à l’ULB, à la VUB, au Béguinage. Les causes sont conjointes, il n’est pas besoin de rappeler que les sans-papiers ont d’abord été des immigrants, ont souvent eu des papiers, avant d’être déboutés et sommés de quitter le territoire.

Sous l’averse, les manifestants reprennent le chemin du Palais de justice, pour l’autre procès. Là, de lourdes peines de cinq, quatre ans et un seul acquittement ont été prononcés. La solidarité du cercle des ami.e.s herbergeur.ses n’a pas été suffisamment large. Ces procès sont loin d’être rares, mais on n’en parle pas.

Que retenir ?

Une victoire éclatante donc, celle du droit d’héberger, un progrès dans la compréhension du statut ambigu de victime/passeur par misère.

Mercredi 26 mai, la Belgique s’est évitée le ridicule et la cruauté de la justice grecque. Mi-mai, elle a condamné Mohamad H à 146 années de prison. En décembre l’an dernier, ce refugié somalien de 27ans avait pris les manettes du pneumatique où il se trouvait avec 32 camarades d’infortune. L’embarcation a sombré devant l’ile de Lesbos. Deux femmes sont mortes, et Mohamad le sauveur malchanceux a été condamné pour trafic d’êtres humains et mise en danger de la vie d’autrui. Ses avocats vont faire appel.

Il y aura d’autres procès. Mais il reste ce débat de fond à mener par les législateurs sur la politique migratoire que la Belgique se souhaite. Tenter de multiplier des expulsions soft sous la forme de « retour volontaire », comme le préconise Sammy Mahdi (CD&V) n’est pas une solution, ni quantitativement, ni humainement.

Le droit est dit : héberger est légal en Belgique. Les hébergeurs Zakia, Anouk, Walid, et au centre Yazan Saad. © Françoise Nice