Dans les années 30, parmi les Juifs qui ont fui l’Europe de l’Est, sa misère et son antisémitisme, bon nombre se réclamaient du communisme. En Belgique, ils occupaient une place considérable dans la « rue juive » et, après la Seconde Guerre Mondiale, ils ont été les initiateurs d’un important mouvement de sa reconstruction. Parmi eux, les fondateurs de Solidarité Juive, l’ancêtre de l’UPJB. Que reste-t-il de cet héritage idéologique ? Judith Lachterman s’est entretenue avec Alain Lapiower, auteur d’une histoire très fouillée de cette vie juive de l’après-guerre, Antonin Moriau, le coordinateur du mouvement de jeunesse de l’UPJB, et Daniel Liebmann, coordinateur de l’UPJB-adultes.
« Le communisme à l’UPJB, c’est une affaire tortueuse. Nous avons reçu en héritage un mouvement communiste traversé de profondes dissensions et de conflits » explique Alain Lapiower. « Cette question du communisme est redevenue actuelle avec les nombreux mouvements en Europe qui se réclament, si pas de cette appellation, du moins de cet héritage. Ce retour en force de l’extrême-gauche montre que les questions soulevées par les mouvements communistes sont restées jusqu’à ce jour sans réponse. Faire le projet d’une nouvelle société est plus que jamais d’actualité. Mais la gauche subit toujours les séquelles du désastre qu’a été le stalinisme, et aussi de l’échec de la Révolution d’Octobre ». Selon Alain Lapiower, plus personne n’ose employer les mots « communiste » et « marxiste ».
« Si tu fais la Révolution de manière autoritaire, tu vas vers une société autoritaire»
«On te regarde de travers comme si tu étais fou… tout ce qui s’est passé en Union soviétique – ou encore tout ce qui ne s’y est pas passé, tout ce qui aurait dû naitre de la Révolution et a été détourné, dévoyé – porte la suspicion sur tout mouvement de gauche. Mon regard sur le mouvement communiste était très critique en 1985, quand j’ai écrit mon livre, plus que si je l’avais écrit aujourd’hui. Je réglais un compte, j’étais encore proche de ma période d’engagement politique. Le fonctionnement de ces groupes communistes était profondément antidémocratique. On n’essayait pas de se rencontrer, on ne s’intéressait pas à l’opinion de l’autre. Or si tu fais la Révolution de manière autoritaire, tu vas vers une société autoritaire ».
A l’origine de ce renoncement au communisme, il y a évidemment de nombreuses déceptions et un deuil souvent douloureux de lendemains qui ne chantent plus. « Il n’y avait pas que moi, toute une partie de ma génération était un peu comme ça dans les années 80, il y avait une sorte d’écœurement, une douloureuse claque à encaisser. J’ai relativisé cela en faisant des recherches historiques, j’ai réalisé que cette claque n’était tout de même pas comparable à celle que nos parents avaient prise quand ils se sont rendu compte de ce qu’était devenu leur idéal. »
Si nous vivons mieux aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, certaines questions sont effectivement restées en suspens. Démocratie et égalité sociale stagnent tristement, voire même régressent. Et Alain Lapiower de s’interroger : « Si le communisme n’est plus la réponse appropriée, quelles options nous reste-t-il. Aujourd’hui, les mêmes questions d’égalité sociale et culturelle se posent et manifestement la façon dont le communisme y a répondu n’est pas bonne… Mais nous restons avec ces questions. »
« Il n’y a plus de croyance dans un idéal auquel les ‘masses désaliénées’ devraient se rattacher »
Pour Antonin Moriau, ceux qui fréquentent le mouvement sont conscients d’être à contre-courant du propos dominant: « Nos jeunes n’ont pas le sentiment d’appartenir à quelque chose qui les dépasse, le bien commun. S’ils ont des remises en causes, elles sont individualisées. Ils veulent sortir du modèle de consommation et d’exploitation de notre planète mais à un niveau individuel. Ils veulent construire quelque chose qui est moins inspiré par les révolutions communistes que par le fantasme d’une vie pré-moderne, d’avant le capitalisme ».
Pour beaucoup de jeunes et de moins jeunes d’aujourd’hui, comme ce fut le cas après 68, ce retour à une vie d’avant l’ère industrielle est le signe d’une profonde déception. Ils ne pensent plus « la lutte » comme une prise de pouvoir et s’inscrivent dans des petites collectivités qui ne luttent pas pour le « bien commun » mais qui cherchent à échapper au système sans le modifier en profondeur.
« Dans ces mouvements, selon Antonin Moriau, on ne croit pas à un idéal auquel les masses « désaliénées » pourraient se rattacher ». Alain Lapiower a visité une de ces collectivités en Catalogne. Il en est sorti très troublé : « Ces communautés sont beaucoup plus réalistes et efficaces que ce que nous avions mis en œuvre dans les années 70, elles perdurent 10, 20 ans, elles sont intergénérationnelles, elles sont inscrites dans l’économie et organisent chaque année des rencontres avec toutes les communautés de la région pour discuter des possibilités de développement du mouvement et parler politique d’une autre façon. »
« Nous avons compris que Staline était un grand salopard»
Daniel Liebmann observe qu’après la Guerre 40-45, les Juifs pensaient que la catastrophe était derrière eux et que, hélas, aujourdhui, cette idée n’est plus tout à fait d’actualité… « Aujourd’hui, tant sur le plan du racisme que de l’écologie, la situation est catastrophique… Pour faire bouger les choses, il faudrait un changement de rapport de force radical. Même se débarrasser de la voiture demanderait un changement radical ! Mais grâce à qui ? Cette fois-ci, il n’y aura pas d’Armée Rouge… ».
Mais l’attachement au communisme des membres de l’UPJB et de son ancêtre, Solidarité Juive, aux lendemains de la guerre, n’était pas qu’idéologique, il était aussi sentimental. « Les anciens, considéraient qu’ils devaient leur survie aux communistes. Ils avaient construit ou reconstruit leur vie dans ce milieu communiste quasi familial… Ils ne pouvaient pas entendre ce que Staline avait fait aux Juifs », rappelle Alain Lapiower. (1)
Ce sont les dirigeants qui se sont éloignés du communisme, notamment après le XXe Congrès du Parti communiste (en 1956) et les révélations du rapport Khrouchtchev, notamment celles concernant l’attitude de Staline vis-à-vis des Juifs. Un ancien témoigne : «Nous avons compris alors que Staline était un grand salopard qui n’avait pas beaucoup à envier à Hitler… C’était une très grande déception. Tout le monde y croyait. L’Armée rouge avait été si importante et quand les Chœurs de l’Armée rouge venaient à Bruxelles, c’était toute une histoire … »
Une histoire en forme de creux dans une association mosaïque où les questions comptent plus que les réponses, le communisme des membres de l’UPJB est une affaire personnelle dans une association où on est Juif comme on veut et communiste si l’on veut bien encore …
(1) Alain Lapiower: «Libres enfants du ghetto» Editions Points Critiques/Rue des usines, Bruxelles 1989 (Il reste quelques exemplaires à l’UPJB)