C’est une amie qui m’a parlé d’Amir Or (Tel-Aviv, 1956), son livre « Dédale » est sorti chez Maelström en édition bilingue français/hébreu. Divers matériaux dans ses poèmes : l’Histoire immémoriale ou biblique, un usage subtil de l’allégorie et des symboles, un panorama d’images découlant de la douleur. Amir Or maitrise l’alchimie, en évitant l’incompréhensible comme le déjà-vu, il ajuste parfaitement le méditatif et le narratif. Une seule lecture n’épuise pas le sens de ces poèmes, on a de la joie à les relire. Je songe au désert dont on ne savoure la beauté qu’avec mesure : après l’aridité, survient la récompense. Dédale a pour thème la gloire amère des héros et l’absurdité des victoires. L’Histoire serait-elle l’amie de la sagesse ? Plongeant son regard vers le lointain et l’invisible, Amir Or fait surgir l’effrayante figure du destin. « La fumée continue à s’élever au-dessus des remparts, les épées brillent encore au crépuscule, je me lève et je m’effondre, m’effondre et me relève. » Peut-on capter les voix égarées dans le Dédale de la vie et de l’Histoire ? « Voici mille ans que je marche ici jour et nuit, errant, toujours plus loin. Depuis les déserts d’Ethiopie jusqu’aux terres hyperboréennes ». Et l’on songe à Paul Veyne souhaitant que l’Histoire sorte et de la grisaille et du chaos.
Le second, trouvé chez Pêle-Mêle, un exemplaire non-coupé comme s’il n’avait jamais été lu : « Alphabase » de Charles Dobzynski (1929-2014), auteur de la célèbre anthologie de la poésie yiddish Le Miroir d’un peuple (collection Poésie/Gallimard). Voyez un peu sur qui je tombe en exergue d’ « Alphabase » !? Clarice Lispector ! Notez dans vos tablettes : le jeudi 20 octobre à 15 heures je ferai une conférence sur la vie et l’œuvre de Clarice Lispector à l’UPJB. « Alphabase » contient trente-deux poèmes comme les « Trente-deux lettres de l’alphabet hébreu-yiddish. L’alphabet suppose à l’évidence un ordre logique que j’ai suivi de A à Z, c’est-à-dire d’aleph à sov » nous avertit le poète, qui ose tout un lexique inusité et peu lyrique. Cet homme, j’en suis sûr, devait être un grand pédagogue. Usant d’un vers très rythmé de huit ou six pieds, profilant ainsi au poème une silhouette très verticale, son livre sera lu d’une seule traite. Je parcours tout le recueil et aucun poème ne m’accroche vraiment, sauf quand surgissent précisément l’enfance ou les parents. Lire la poésie est avant tout une pratique, ne pas tout aimer quoi de plus normal ! J’ai glané : « Où est le nom / que j’ai troqué sans remords /pour trois betteraves rouges / et une bande dessinée ? / Où est le nom / qui se vida / dans ma nuit / comme un sac de lentilles ? Juifs interdits de sépulture / sous vos manteaux / couleur de brume / qui prenez mes jeudis d’enfance / en filature / et me suivez /au cinéma le Rialto. »
Et mon troisième est un petit chef-d’œuvre :
« Les Choses que l’ont ne dit pas » de Daniel Arnaut (Liège, 1950). De quoi parle ce livre ? D’un père et d’un fils, d’un fils face à son père, d’un père face à la mort, d’un fils affrontant la maladie du père, d’un père perdant la boule dans un lit d’hôpital. Le fils est un fin lettré, le père un vieil ouvrier professant d’étranges paroles, les médocs chamboulent son esprit. C’est un poème-récit avec un découpage intérieur/extérieur très précis : les alentours de l’hôpital, la chambre du malade, le jardin envahi par les liserons, le cimetière, la destruction de la margelle du vieux puits, etc. C’est audacieux et excellent que la poésie rivalise avec d’autres arts. Ici, c’est le cinéma que l’on met sur le ring. Les moindres détails sont comme pris sur le vif ; et pourtant dix années se sont écoulées depuis le décès. Daniel Arnaut se refuse au vibrato de l’émotif, il a foi ni plus ni moins en la justesse des mots, et des silences. Je l’avais lu en 2006 lors de sa sortie aux éditions Esperluète, le relisant en 2016, je l’admire encore plus. La « Lettre à un jeune poète » de Rilke, vous connaissez ? Lisez aussi celle de Virginia Woolf, elle écrit à John, le jeune frère de Rosamond Lehmann.
Et que dit-elle ? Que les poètes ont tort de céder tous les sujets aux romanciers qui, bien sûr, se sont empressés de tout rafler. Agissant tel un éteignoir, ce stupide bobard a fait des ravages : vos poèmes ne pourront aborder que certains sujets (désolé, le menu est très mini). Loin de ce diktat, Les Choses que l’on ne dit pas est un poème bouleversant car il dit sur le ton le plus humble le réel et le vrai, la perte et le désarroi. Un mausolée de paroles au père ? Vaste et antique sujet, on se rappelle des Stances à la mort de son père de Jorge Mantique datant du XVe siècle.
P.-S.
Livres cités
Amir OR – Dédale
Traduit de l’hébreu et de l’anglais par Isabelle Dotan – Bruxelles : Maelström 2016.
Charles DOBZYNSKI – Alphabase
Frontispice de Marc Pessin – Mortemart (France) : Rougerie édteur, 1992.
Daniel ARNAUT – Les Choses que l’on ne dit pas, suivi de Commander et mentir
Postface de Laurent Demoulin – Bruxelles : Espace Nord, 2016. (Collection Espace/Nord. 342) Virginia WOOLF – Lettre à un jeune poète ; préface de Viviane Forrester
Traduit de l’anglais par Jacqueline Délia. Paris : Arléa, 1996.