Un Shtetl Tango ?

Amandine Seifert

Suite au succès de la première édition du festival klezmer Shtetl Saint-Gilles / Sint-Gillis, Joanna Blumberg Britton et moi avons décidé de nous relancer dans l’aventure, en nous entourant de 5 comparses venus rejoindre l’équipe d’organisation bénévole, Ariane Cohen-Adad, Rafael Núñez Velázquez, Shaoni Smeets, Ann Boeckx et Jean-Joseph Remacle, toujours en partenariat avec l’Union des Progressistes Juifs de Belgique.

L’une des missions que l’équipe se donne à travers la mise en place du festival est de rendre accessible une transmission vivante de la culture juive ashkénaze, dans une logique d’ouverture et de rencontre d’autres cultures. En 2018, nous avions mis en valeur la rencontre du klezmer et de la musique traditionnelle roumaine, un vent des Carpates s’étant glissé dans notre petit shtetl grâce à la présence de Mihai Trestian et Marine Goldwaser, membres du Mish Mash [1]. Leurs douces mélodies ont résonné à travers leur enseignement (animation d’ateliers) et dans les oreilles de celles et ceux qui ont pu assister à leur concert en duo à l’UPJB.

Pour sa deuxième édition, le Shtetl continuera bien sûr à mettre en valeur la culture yiddish et le klezmer, tout en se laissant bercer par des tonalités argentines cette fois, puisque la thématique du festival tournera autour du tango yiddish.

Mais pourquoi s’être dirigés vers cette association de styles et en quoi consiste au juste le tango yiddish ?

Ce n’est plus un secret, je suis passionnée du tango depuis longtemps et j’enseigne cette danse traditionnelle dans une école belgo-argentine, Nosotros Tango. Une belle occasion donc de faire se rencontrer deux passions, qui ne sont pas aussi étrangères l’une de l’autre que cela puisse paraître. Le voyage suivant, vers l’Amérique latine, puis vers l’Europe du début du vingtième siècle amènera à mettre en lumière cette rencontre inédite.

En effet, le tango a une histoire de diaspora inspirante. La danse créée et le style musical qui l’a accompagné sont nés à la fin du dix-neuvième siècle, dans le berceau du Rio de La Plata, entre Buenos Aires et Montevideo, deux villes portuaires accueillant de très nombreux·ses migrant·e·s. Celleux-ci s’étaient exilé·e·s à la recherche d’une vie meilleure, mais aussi pour fuir la montée du fascisme en Europe.

Le tango, ce nouveau genre musical populaire, fut le fruit d’une rencontre, d’un mélange, entre des artistes venus d’horizons aussi variés que l’Italie, l’Espagne, la France, la Pologne, la Russie ou la Roumanie, mais aussi avec une inspiration afro-argentine liée à l’histoire de l’esclavage, qui a donné naissance au rythme de la milonga. Ces artistes se retrouvaient dans des lieux de mauvaise réputation, où elles et ils cherchaient à surmonter leurs peurs, la mélancolie, le désespoir, mais aussi à gagner leur vie. Des pas sensuels, une nouvelle manière de se tenir dans les bras, el abrazo, ont vu le jour et ont permis aux danseur·se·s de se connecter entre elleux et avec la musique de façon inédite.

Parmi la multitude de musiciens, compositeurs et danseurs qui ont participé à la création de ce nouveau style, empli d’intensité et de nostalgie, des centaines étaient juifs et y ont apporté quelques épices liées à leurs origines. De fait, les vagues de migration du début du vingtième siècle ont fait de Buenos Aires la ville comportant la plus grande communauté juive après New York. Parmi ces artistes, l’on peut citer le violoniste virtuose Raúl Kaplún (dont le prénom était au départ Israel), qui a dirigé son propre orchestre et a apporté une touche klezmer au tango ; le bandonéoniste Arturo Bernstein (« l’Allemand ») qui a créé sa propre école de bandonéon, le danseur Maurico Seifert, ou encore Szymsia Bajour (Tito Simón), violoniste et compositeur dans l’orchestre de Carlos Di Sarli, l’un des orchestres les plus renommés du tango argentin.

La contribution juive s’étend également à l’écrit, puisque des auteurs tels que Abraham Szewach et Jeremia Ciganeri ont écrit des paroles de tango aussi bien en espagnol qu’en yiddish, grandement appréciées par la communauté dans laquelle se développait une littérature et une culture théâtrale yiddish.

Les valeurs liées au tango (bohème, liberté, romantisme, détachement) ont permis que ces artistes juifs prennent place dans la communauté artistique de leur pays d’accueil sans subir l’antisémitisme montant. Malgré ce que suggère le pacte implicite de dissimulation de ses origines que l’on constate au sein de cette communauté artistique – notamment à travers un changement de nom pour la scène – être juif ne constituait pas un obstacle à se construire une carrière dans le milieu du tango. Julio Nudler (1998) décrit les questions présentes au sein de cette communauté immigrée, qui font échos à nos questions sociétales actuelles : comment trouver sa place dans ce nouveau lieu ? Comment ne pas perdre son identité, ses valeurs, tout en se créant une place dans une autre société ? Le développement d’une carrière artistique dans le tango allait parfois de pair avec une prise de distance avec le milieu familial, dans lequel il existait souvent une pression à quitter cet univers de la nuit considéré comme plein de vices. Nombreux politiciens cherchaient également à censurer les paroles de tango et tout ce qui touchait au lunfardo [2] (qui a d’ailleurs intégré certains termes à connotation yiddish), qui ne correspondaient pas aux valeurs morales ambiantes. Pourtant, malgré ces multiples écueils, ce nouveau genre, par sa puissance et sa poésie, s’est frayé un chemin en marge du politiquement correct pour devenir à partir des années 1910 l’une des musiques populaires les plus appréciées au monde.

Dans cette époque dite de la vieille garde, pendant laquelle le tango s’est intégré plus amplement dans la société argentine, très vite, il a voyagé et a rencontré un succès dans les quatre coins du monde, de Berlin à New York en passant par Paris. En Pologne, dès 1910, une quantité importante de tangos ont été écrits, tant en polonais qu’en yiddish, avec un style plus ou moins éloigné de ses origines latines.

La culture s’articulant avec le contexte sociétal dans lequel elle prend place, beaucoup de ces tangos sont des chants de résistance, de douleur et d’espoir, rédigés dans l’entre-deux guerres ainsi que pendant la seconde guerre mondiale, dans les ghettos, puis dans les camps de concentration. Dans ces contextes mortifères et déshumanisants, la danse, le chant et la poésie constituaient des formes de survie, de résistance et d’espoir en la liberté, des outils pour entretenir la solidarité (Czakis, 2003). Quelques noms à retenir : Zygmunt Bialostocki, Dovid Beygelman, Jerzy Petersburski, Arcadi Flato ou encore Henryk Gold.

Le tango comporte une part sombre, certains artistes partisans des idées fascistes, tels que Eduardo Bianco, ayant participé à le faire apprécier dans l’Allemagne nazie. Le fameux tango Plegaria écrit en 1929 et rebaptisé « el tango de la muerte » fut utilisé par les Nazis qui forcèrent les musiciens présents dans les camps, les lagernkapellen, à le jouer pendant les tortures, exécutions et déplacements vers les chambres à gaz. Cette ambiance macabre a été reprise dans le poème roumain Tangoul Mortii écrit en 1947 par Paul Celan.

De nombreux·ses auteur·rice·s, artistes et historien·ne·s se questionnent sur ce qui rassemble le klezmer et le tango, ce qui fait leur terreau commun. Peut-être est-ce à chercher du côté de l’expression des émotions des peuples qui les ont créés et interprétés, confrontés aux réalités de l’exil, à la mélancolie et à la nostalgie du pays d’origine, qui ont réussi à les transformer en une dimension créatrice et résiliente ? Mais aussi du côté de la dimension orale de la transmission qui caractérise ces deux styles populaires et qui font la base de toute la créativité qu’ils comportent ?  Quelque chose de profondément puissant et touchant s’y retrouve, un sens du drame traité avec poésie et humour, qui met en scène la condition humaine sous toutes ses coutures.

Le Shtetl Tango, qui se prépare à ouvrir ses portes, sera donc l’occasion d’interroger cette rencontre insolite, de partir à la découverte de cet univers méconnu du tango yiddish, mais aussi d’ouvrir au dialogue avec les échos que cela peut susciter en chacun·e de nous, en nous mettant à l’écoute de notre part d’altérité subjective. Nous nourrissons la confiance dans le fait que si nous nous laissons inspirer par les innombrables richesses de notre société multiculturelle et cherchons une acceptation et une rencontre mutuelle, la migration et l’interaction entre les peuples pourront continuer à être les synonymes de création culturelle et sociétale innovante.

 

Quelques références pour aller plus loin :

Livre :

– Julio Nudler (1998), Tango judio : del ghetto à la milonga, Editorial Sudamericana

Article :

–  Lloica Czaczis (2003), Tangele : The history of Yiddish tango, Jewish Quarterly

Poème :

– Paul Celan (1947), Tangoul Mortii :

https://www.celan-projekt.de/todesfuge-rumaenisch.html

Films :

Tango, una historia con judios (2009), documentaire réalisé par Gabriel Pomeraniec d’après un livre de José Judkovski :

Tango negro, the african roots of tango (2013), de Dom Pedro:

 

Quelques tangos à écouter :

– Raúl Kaplún, Tierra querida :

– Arturo Bernstein, El Apache Porteño :

– Les frères Rubinstein, Asi se baile el tango, interprété par Alberto Castillo :

– Szymsia Bajour interprétant Todo Corazon dans l’orchestre de Carlos Di Sarli :

Elegante Paprisu, de Bernardo Alemany y su orquesta tipica :

– Orchestre conduit par Henryk Gold :

Rivkele, écrit par Zygmund Bialostocki et interprété par Olga Avigail & Tango Attack :

Friling, un tango de ghetto d’après le poème de Shmerke Kaczerginsky :

– Tango of Auschwitz, interprété par Lloica Czackis :

Zwei Schwartze Oygn de Jacob Sandler :

Plegaria, le tango écrit par Eduardo Bianco, rebaptisé « el tango de la muerte » :

–  Harts Mayns :

 

 

[1] http://mishmashetcompagnie.com/
[2] Le lunfardo est un argot né dans ce contexte socioculturel d’immigration importante. Il est considéré comme la langue du tango, colorant les paroles de nombreux morceaux. Progressivement, certains termes du lunfardo ont été intégrés à l’espagnol argentin et uruguayen courant.