Compte rendu d’une visite au centre fermé de Steenokkerzeel
Par Youri Lou Vertongen – 31 octobre

J’ai été sollicité, il y a quelques jours, pour rendre visite à un jeune exilé palestinien détenu depuis un mois au centre fermé de Steenokkerzeel (127 bis), après avoir été arrêté à la sortie d’un rassemblement en soutien à la Palestine sur la place de la Bourse, en plein centre de Bruxelles. Cette demande m’a explicitement été adressée en tant que chercheur en sciences sociales travaillant sur les dispositifs (anti-)migratoires. La visite visait à documenter non seulement son parcours et les raisons de son arrestation, mais aussi les conditions concrètes de détention dans l’un des espaces centraux de la politique de contrôle des étrangers en Belgique.

Le centre 127 bis de Steenokkerzeel n’est pas simplement une architecture carcérale, il est littéralement un dispositif, c’est-à-dire un agencement de pratiques, de discours et de techniques destiné à rendre visible, contrôlable et gouvernable une certaine population – les étrangers, les sans-papiers, les indésirables. Posé au milieu de nulle part, implanté en lisière de l’aéroport de Zaventem, le complexe est pris en étau entre le tarmac, la nationale et les champs vides. Le va-et-vient des avions qui décollent et atterrissent rythme en continu le paysage sonore, rappel ironique d’une liberté de circuler réservée à d’autres, mais aussi écho permanent de la menace d’une expulsion imminente. 

Je connais évidemment ces espaces depuis plusieurs années, en tous cas en théorie : je les ai étudiés, analysés dans certaines de mes recherches. J’y ai aussi manifesté des dizaines de fois, crié ma rage devant leurs grilles, attendu avec d’autres que des silhouettes apparaissent aux fenêtres. Il y a une quinzaine d’années, lors d’une manifestation devant le centre de Vottem, la lourde porte métallique verte s’était ce jour-là laissée enjamber, tandis que la grille intérieure avait cédé sous la pression collective, laissant entrevoir, l’espace de quelques minutes, l’intérieur de la cour et les visages derrière les barreaux. Cet instant d’effraction, arraché à la logique du contrôle, portait une intensité subversive : celle d’un contact, d’un échange de regards à travers la frontière. On avait envahi la cour, échangé quelques mots, quelques gestes avec les détenus, avant d’être arrêtés en bloc. C’était un moment de rupture, presque de fête pour le jeune activiste que j’étais, une irruption collective dans un espace que l’État s’emploie d’ordinaire à tenir hors de vue, une brèche ouverte dans un dispositif d’enfermement pensé pour ne jamais être traversé. 

Aujourd’hui, c’est la version inverse que j’ai expérimentée : le dedans sous contrôle, l’accès administré, l’hospitalité encadrée. J’ai donc pénétré pour la première fois « légalement » dans un centre fermé. J’hésite à dire « entrer » tant ce terme prend en ce lieu précisément conçu pour empêcher toute sortie, une tonalité cynique. On n’entre pas dans un centre fermé : on s’y dissout, étape par étape, même en tant que visiteur. Trois couches de barrières, des cartes d’identité à présenter, un détecteur de métal, l’interdiction de tout téléphone ou stylo. Sorte de rite d’humiliation inversée, où le visiteur se soumet à une discipline d’accès, une réduction de ses capacités d’observation, d’écriture, de mémoire. C’est un espace qui neutralise, avant même le contact, toute possibilité de regard libre.

Ce jour-là, trois visités pour cinq visiteurs. La salle de visite, un container d’environ soixante mètres carrés, condense la logique panoptique de l’institution. Quatre caméras, deux gardiens. Les visiteurs sont assis d’un côté de la table, tournant le dos aux gardiens ; les personnes détenues, elles, leur font face, les ont en permanence dans leur champ de vision – rappel muet de la hiérarchie des corps et des regards. Une longueur de table comme frontière administrative. Une atmosphère étouffée, comme si l’air lui-même était surveillé. Tout y est agencé pour prévenir toute intimité, toute complicité possible, toute circulation affective : les plafonds sont bas, les voix sont feutrées presque murmurées, le brouhaha est ténu mais continu. Comme si parler trop fort risquait d’ouvrir une brèche dans la fiction du contrôle. Les gardiens, eux, rient à voix haute comme s’ils se moquaient de la discrétion obligée de nos voix. Les gardiens, eux, rient à voix haute, comme pour rappeler que la légèreté ne leur est pas interdite. Ce dispositif spatial n’organise pas seulement la surveillance, il produit une asymétrie morale. Le visité devient l’objet d’une parole qui doit se tenir bas, à l’écart, sous le regard du pouvoir. Le visiteur, réduit à la discrétion, devient malgré lui partie prenante de ce théâtre du contrôle. 

De là où je suis assis, je ne parviens à voir qu’un morceau de ciel à travers les vitres aux deux tiers occultées. Un ciel beige, typiquement belge, sans promesse. En dessous, deux rangées de barbelés. La clôture verte. D’autres caméras. De là où je suis assis, le monde n’existe plus qu’en deux couleurs : le vert du métal et le gris de l’air.

« Ce n’est pas une prison », dit-on souvent pour euphémiser. Cette phrase est au moins exacte sur un point : dans les « camps pour étrangers » – les mots sont froids, mais la violence est brûlante – on enferme sans jugement, sans terme défini et sans horizon. Une machine à suspendre le temps, à hypothétiser l’avenir. L’attente est sa principale technique de domination ; une temporalité sans fin, indéfiniment prorogeable, sans cadre judiciaire, sans issue claire. 

Assis face à moi, H., ce jeune homme palestinien de 21 ans (presque vingt ans mon cadet). Son visage porte sans doute les traces de la détention – un peu amaigri, les traits tirés – mais il reste celui d’un très jeune homme, encore plein de douceur : les yeux brillants, la barbe bien dessinée, un sourire timide et discret, comme retenu mais bien présent, manifestement heureux de recevoir de la visite. Je l’écoute me raconter son parcours, mais dans un espace où rien ne s’y prête – surveillé, bruyant, contraint – je me sens presque gêné d’occuper ces quelques minutes d’intimité auxquelles il aurait dû avoir droit avec son amoureuse, que j’ai accompagnée pour venir le voir. Une jeunesse qu’on pourrait croire banale si elle n’était déjà traversée de trop d’exils. Originaire  de Gaza, qu’il a quittée il y a plus de deux ans en passant par l’Égypte, puis la Turquie, puis la traversée vers la Grèce. En Grèce, il obtient un statut de protection, travaille dans l’agriculture, avant d’être arnaqué par son employeur – sans recours, sans salaire. Alors il repart, vers la Belgique où vit un oncle. Arrivé à Bruxelles, il travaille dans un restaurant, entame une formation de DJ, tisse des amitiés, rencontre une amoureuse, noue un début de vie. Il participe également aux rassemblements quotidiens à la Bourse de Bruxelles en soutien à la Palestine, son pays ravagé par un génocide dont nous connaissons tous l’ampleur. C’est là, fin septembre, qu’il est arrêté sans raison apparente, alors qu’il quittait les lieux avec sa petite amie.

Depuis, il est enfermé. Pas un lieu, mais une suspension. Un espace où rien n’avance, où chaque jour pourrait être le même, où l’horizon est administrativement vide. Il me parle aussi de Mahmoud, son ami de 26 ans, également palestinien, arrêté dans les mêmes conditions et qui a mis fin à ses jours dans ce même centre quelques jours après son incarcération. Les mots restent suspendus dans l’air, écrasés par le ronronnement du système de ventilation de la salle de visite et le brouhaha ambiant. Comme beaucoup d’autres, H. est ce qu’on appelle un dubliné : menacé d’expulsion vers la Grèce, pays où ses empreintes ont été enregistrées. Un pays où il ne connaît plus personne, où il n’a jamais eu de foyer, et dont il garde le souvenir de la violence, de la tromperie, du racisme ordinaire. Mais lui n’a aucune intention d’y retourner. Il le dit sans détour : ce qu’il veut, c’est rester ici. Ici où il travaille, où il aime, où il se projette. L’expulsion serait moins un retour qu’un déracinement imposé. Il ne demande pas l’exception, il demande simplement de pouvoir rester là où il vit déjà. H. est ici, H. est d’ici !

À ma sortie du centre, je croyais éprouver de la colère. C’est plutôt un sentiment de honte qui domine. Non pas une honte abstraite ou morale, mais une honte politique : celle d’appartenir à une société qui produit et administre ce genre d’espaces, en toute connaissance des causes et des effets mortifères. Une société qui a fabriqué ça : des pièces sans lumière, des tables séparatrices, des rires de gardiens, des caméras surplombantes. Honte de la bureaucratie qui a transformé la souffrance humaine en procédure, l’exil en faute et la solidarité en délit.

Dans ce lieu, la xénophobie d’État ne se donne pas seulement à voir, elle se fait sentir : dans le poids des portes, le regard des gardiens, la neutralisation du geste, la mise à distance des corps. Ici, tout concourt à produire l’étranger comme figure d’altérité radicale, comme non-citoyen, comme non-personne. Ce que ces murs et ces couches de barrières vertes font, c’est précisément cela : ils fabriquent de l’extranéité. Ils transforment des vies situées, enracinées, en dossiers à déplacer et en corps à expulser.

Face à cette machinerie froide, que reste-t-il ? Peut-être, comme toujours, le cri – celui qu’on pousse devant les portes de la honte, lors des manifestations. Peut-être aussi la nécessité d’écrire, de témoigner, de documenter cette banalité de la violence administrative. Mais au-delà de la dénonciation, il faut penser la continuité entre ces espaces d’enfermement et l’ensemble du système migratoire. Les centres fermés ne sont pas des exceptions, ce sont les points culminants d’une politique ordinaire de tri, d’exclusion, de dissuasion. Les centres matérialisent ce que la politique belge et européenne de l’asile et de la migration produit en creux (c’est-à-dire de manière moins visible mais néanmoins constante) : une frontière intérieure, diffuse, qui ne se situe plus seulement aux limites géographiques de l’Europe, mais qui s’est étendue à l’intérieur même des villes, des institutions, du droit. Cette frontière n’est pas que barbelés. Elle se loge aussi dans les fichiers, les procédures, les contrôles policiers, les statuts administratifs, les catégories juridiques qui décident qui peut circuler, qui peut travailler, qui peut aimer, qui peut rester, et qui doit disparaître des regards.

On peut enfin, plus simplement, affirmer que cette mécanique nécropolitique n’est pas une fatalité, et rappeler des mots simples : Papiers pour tous. Destruction des centres fermés. Liberté de circulation.

Ce ne sont pas des slogans naïfs. Ce sont quelques antidotes à la honte qu’on éprouve aux abords d’un centre fermé. 

Liberté pour H.. Liberté pour tous les enfermés !

YLV