Introduction :
Bien entendu, il y a la langue. Ce maroxellois qui vous frappe l’oreille, percute droit au cerveau. Vous reconnaissez l’impact, directement : la frappe, l’origine, la puissance d’exécution – comme du Muay Thaï mais avec l’amour en lieu et place de l’agressivité. Cette langue-là vous tombe dans le pavillon comme un franc dans la tirelire, ça sonne ; comme le clapotis d’une eau vive, le flux et le reflux de la mer du Nord, ou du Sud, là-bas. Wesh, les gars, cette pièce – Stand Up ? One man Show ? Seul en Scène mis en scène par Mohamed Ouachen d’après une idée originale d’Ismaïl Akhlal et Naim Baddich, régie et création lumière Marco Bertozzi !- fait un carton. Et, de fait, il s’agit bien de marchandises : c’est l’histoire d’une épicerie, donc de boîtes, de caisses, de rayons… d’identités, de codes-barres, d’économie-politique… de commerce, de troc, d’échanges, de filiation : du rapport au père, à la boutique, à la loi, à Allah, à la mère, toute la smala : de Bruxelles à Tanger. Il s’agit de géographie humaine, de sociologie, bref, de Sport de Combat…
Questions : comment envoyer loin d’ici ce que l’on est ? Comment se retrouver, changé, à la fin du voyage ? Comment lutter avec ce qui nous fait horreur, sans devenir soi-même un bandit ? Comment se faire du ring un ami ?
Cette manière de parler, ces tournures de phrases, ces expressions, cette grammaire folle de nos quartiers, de nos ruelles, de Bruxelles : la façon dont un mec de 28 piges, un mec comme vous et moi, aligne les feintes, accumule les répliques, multiplie les rôles, chante et danse sans lâcher la pression. Ismaïl Akhlal, habitant la capitale, issu d’une famille d’immigrés, du Rif, questionne le monde entier par le rire, l’émotion, le remet en place – car ici chacun en prend pour son grade, à chacun son rayon. Du reste, il ne sortira pas du magasin, sauf quand c’est l’heure de se ressourcer (Durum, football)… Ismaïl nous apprend à écouter, à tendre l’oreille, à ouvrir l’œil aux petites histoires, à l’infini des anecdotes dont regorge la comédie humaine… Bab Marrakech ? 126 Chaussée d’Ixelles, sous toutes les coutures, pour tous les goûts, dans toutes les positions… Il y a là un sens – direction, orientation, détermination – de l’humour qui, en toute franchise, vaut le détour.
L’entretien a lieu au numéro 17 de la rue du Ruisseau : dans l’ancienne imprimerie dont l’ASBL Ras EL Hanout vient de prendre possession dans l’idée d’en faire un Centre culturel. La première partie de la rencontre a consisté en une visite imaginaire des locaux, où tout reste à faire. Nous sommes assis à l’étage, sur un divan qu’occupaient peu de temps avant d’autres membres du collectif…
Dialogue :
Bab Marrakech : Le spectacle
POC : Là on est dans vos bureaux ?
Ismaïl : C’est ça, oui.
POC : Future salle de réunion ?
I : On aimerait bien en faire une mini salle de répèt’. C’est ici que j’ai écrit Bab Marrakech. Ce que tu vois sur le mur, c’est le fil conducteur de la pièce. A droite, les seize personnages que j’ai gardés – au départ il devait y en avoir trente – à gauche, les personnages, que j’ai dû « backer » parce que sinon le spectacle durait trop longtemps…
POC : Ca, ce sera le bureau d’un des permanents ? Un bureau individuel, collectif ?
I : Effectivement. Deux, trois personnes, on va dire.
De l’écriture au Seul en scène
POC : Et tu arrives à écrire comme ça, au milieu du mouvement ?
I : Mais quand j’ai écrit, il n’y avait pas encore les stagiaires… il n’y avait pas de mouvement… il n’y avait que Ouachen et moi… En fait, ce n’était pas quand on avait écrit, excuse-moi. C’était quand on a commencé la mise en scène, où il y a aussi une part d’écriture, bien sûr. Mais l’écriture ça se faisait parfois chez Salim, parfois chez Naïm, parfois dans un café… mais l’écriture, elle est de moi et de Naïm Baddich. Pendant longtemps, j’ai voulu ne pas en parler. Parce que ça faisait quasi deux ans que je nourrissais cette idée, surtout ce challenge, de faire un seul en scène… ça me faisait très très peur. Et, en terme de performance, j’avais vraiment besoin de ça, aller au-delà de ça, au-delà de mes peurs, et de me challenger. Je me suis même essayé quelques fois au Stand-Up, mais j’aime pas du tout ça…moi, c’est personnel, je ne suis pas fan de Stand-up car artistiquement, c’est assez pauvre. En terme d’écriture, ça peut être génial, mais artistiquement… je préfère le théâtre et le seul en scène. Même si dans Bab Marrakech, je fais un peu des deux, il y a des moments où je brise le quatrième mur : parce que le Stand Up c’est ça, c’est briser le quatrième mur. Dans Ras El Hanout, c’est ce qu’on essaye de faire tout le temps. On essaye de trouver des formes de théâtre qui permettent de briser ce quatrième mur, de créer des liens avec le public. J’en avais parlé avec Naïm, je voulais l’écrire avec quelqu’un… et lui était partant. Je lui avais dit, voilà, on va essayer de faire quelque chose, si ça donne un truc chouette, on se lance, sinon tant pis. Et très très vite… moi, au même moment, j’ai commencé à travailler pour mon père.
POC : 126 ?
I : Oui, exactement. Mais, ça t’es pas obligé de noter.
POC : Evidemment que si. Sinon comment les gens vont réussir à acheter des fruits secs ?
I : (Rires) T’es passé par là ou quoi ?
POC : Oui. J’ai fait du repérage.
I : Donc ce qu’il faut savoir, c’est que j’ai commencé à travailler là, c’est un des magasins de mon père. C’est chaussée d’Ixelles, en plein milieu d’un carrefour de cultures, d’origines…
L’épicerie ou le théâtre ? Non, l’épicerie au théâtre !
POC : Donc, au moment où tu commences à écrire, tac !, tu prends ce taf’ à l’épicerie ?
I : Oui, dans ce quartier où il y a de tout. Mais vraiment de tout. C’est dans Matonge, donc il y a des personnes issues de l’émigration congolaise. T’as aussi des populations issues de l’émigration marocaine, turque, tu as des gens issus des pays de l’Est ; tu as aussi des Américains, il y a beaucoup beaucoup d’Américains qui travaillent là… ce qu’il y a de plus en plus, c’est des Italiens, des Espagnols. Des primo-arrivants aussi : tu as des gens qui ne parlent qu’en italien, il y a un mec qui vient et ne parle qu’italien, de A à Z, comme si je comprenais tout. Et heureusement qu’il y a le Body Langage pour que je comprenne ce qu’il voulait… Puis tu as des gens de l’Afrique Subsaharienne… l’Europe est bien représentée, évidemment. Tu as l’Asie, j’ai noué des liens avec deux personnes de Malaisie… enfin soit, c’est multiculturel. Et il y avait chaque fois des petites histoires qui m’arrivaient, et je les racontais à Naïm. Et aussi je le mettais sur Facebook. Et je remarquais que les gens aimaient, qu’ils aimaient bien suivre mes petites anecdotes au magasin. De là, on s’est demandé pourquoi on ne ferait pas un spectacle sur ce magasin. Ce magasin, c’est cette diversité ; mais c’est la relation avec mon père. Et mon père, c’est quoi ? Mon père, ça fait des années et des années qu’il veut que je travaille au magasin, que je reprenne l’affaire familiale… donc il y a une histoire assez complexe avec mon père, des hauts et des bas… parce que quand j’ai arrêté l’Université, il m’a dit : « Voilà, maintenant viens travailler au magasin » , et moi je répondais que je cherche plutôt à faire du théâtre, et lui il demandait si le théâtre ça rapporte de l’argent, etc, etc… il y avait ce conflit. Il était là, latent, sur plein d’autres choses. Quand j’ai commencé à travailler au magasin, la relation avec mon père s’est un peu mise au beau fixe…
« Mon père, la chimio l’a bousillé »
POC : Ton père qui tombe malade ?
I : C’est vrai, mais c’est anachronique. Il est vraiment tombé malade. Ce que j’explique, qu’il a eu le cancer du larynx, alors qu’il n’a jamais fumé. Et que ce sont des conséquences des bombardements des Espagnols et des Français lors de la guerre du Rif.
POC : Tu veux dire que c’est une maladie typique de cette région ?
I : Oui, si tu vas à l’hôpital, au Maroc, eh bien 80% des malades de Rabat sont issus des régions où ont eu lieu les bombardements… Ces populations qui ont émigré vers la Belgique, et Bruxelles en particulier, aux Pays-Bas aussi, quand tu vois les hôpitaux de cancéreux, tu remarques qu’il y a beaucoup de cancers du larynx, alors que c’est une maladie typiquement de fumeur,…
POC : Et il l’a appris avant que tu commences à travailler ?
I : Oui, en fait c’était il y a plus de dix ans, cette histoire. Si j’ai voulu en parler dans la pièce, c’est parce que quand il a été guéri, en fait, j’ai jamais réalisé que mon père avait eu le cancer, c’est que deux trois ans plus tard que j’ai pigé, que c’était assez grave, qu’il avait fait des chimio, etc… Mon père, il a 54 ans, et il a la santé de quelqu’un de 70 ans. Les chimios l’ont complètement bousillé. Pourtant, il a toujours continué à travailler, mon père, c’est un « workaddict ». Ce que je dis dans la pièce… plein de choses sont vraies, quand il était malade, il voulait quand même venir bosser… c’est que quand c’était impossible que…
POC : Dans la pièce, tu racontes comment, avec son absence… ça permet de faire entrer ta mère sur scène. Enfin, que ta mère joue l’intermédiaire pour donner des nouvelles de l’état de santé de ton père.
I : Oui. Ça c’est le rôle de l’écriture… parce que dans beaucoup de familles, la communication entre père et fils se fait par le canal de la mère. Tu dis ça à papa. Tu dis ça à Ismaïl…Quand je foirais, ma mère en prenait aussi pour son grade. Quand il y avait une mauvaise nouvelle, je demandais à ma mère : « S’il te plaît mama, dis-lui ça, etc… », parce que si je lui parle, ça marche pas. C’est ce que j’essaye de dire sur la scène…
POC : Une question pratique : le métier de vendeur, toi dans la réalité, tu remplaçais ton père ?
I : En vrai, ou dans le spectacle ?
POC : Non, dans la réalité ?
I : Non, mon père, il travaillait dans un autre magasin. Mais il a toujours eu plusieurs gérants. Il veut que ce soit moi qui reprenne le magasin, chaussée d’Ixelles.
POC : Donc le rôle que tu es amené à endosser, et que tu montres dans la pièce, c’est ce que ton père espère que tu fasses un jour ?
I : C’est ça.
POC : Et dans la pièce, on voit que tu es intrigué par ce qui s’y joue. Mais ce n’est pas quelque chose que tu comptes faire un jour ?
I : En tout cas, être dans le magasin, comme ça, non. Ce n’est pas comme ça que je l’imagine. J’aimerais bien reprendre l’entreprise familiale, comme directeur marketing, par exemple, quelque chose qui ne nécessite pas ma présence tous les jours comme c’était le cas durant cette période.
Ahmed, le vendeur ou la traversée du Maroc dans la soute d’un car …
POC : Parce qu’y aller quotidiennement, ça t’amène à rencontrer la personne qui tient les rênes de l’endroit, le vendeur…
I : Ahmed.
POC : Oui, c’est lui qui va te guider, et t’ouvrir les portes du lieu…
I : C’est lui qui m’a appris beaucoup, alors qu’il a un statut d’ouvrier, quoi, et c’est lui qui gère, il pourrait gérer le magasin en réalité… tu sens l’expérience, quoi, et c’est quelqu’un d’énormément blagueur, qui te raconte des blagues, et qui les répète… et je reprends pas mal de tics à lui, quand il fait « Ah oui…ah non… ah peut-être »,…
POC : On ne sait pas très bien si c’est lui que tu supervises comme gérant pour remplacer ton père ou si c’est lui qui t’épaule dans un taf’ de vendeur que tu seras amené un jour à assumer ?
I : Normalement, c’est moi qui dois le superviser. D’ailleurs, il y a un moment où il me dit « Va dire ça à un client ». Et moi je lui réponds : « Va lui dire toi ». Il ne veut pas. Alors je lui rappelle que je suis le fils du patron. Et il me répond « Ah oui… c’est vrai tu es le fils du patron. ». lI me dit d’accord, mais c’est lui qui m’apprend en même temps… c’est pour ça qu’en hommage, à la fin du spectacle, c’est lui qui gère la caisse. Parce que normalement, c’est moi. Et j’aimerais que ce soit lui, une sorte de consécration, qu’il puisse gérer la caisse. Parce que ce que je raconte sur lui dans la pièce, qu’il a fait la traversée du Maroc dans la soute du car ; qu’il a failli mourir dans cette traversée, tu vois, lui, il vient du Sousse. Du Sud, d’Agadir, ce n’est pas la même région que mon père. C’est aussi un Berbère, mais un Berbère Sousse. Nous, on est des Berbère Rif… Ahmed, je lui fais dire : « Moi j’ai voyagé avec une roue de secours, et aujourd’hui, pour finir, je suis là, comme quoi la roue, elle tourne ».
POC : C’est un moment assez fort par rapport au sens du spectacle, je crois. Parce que lui, il arrive, il devient en quelque sorte le gérant. Et toi, tu t’affirmes sur scène… comme si ton avenir était dans le théâtre ?
I : Exactement.
POC : Après, on s’imagine qu’être dans le théâtre, c’est pas facile, donc on se demande si par ailleurs tu vas garder un pied au magasin…
I : C’est laissé comme ça… La fin, c’était un débat, en terme d’écriture. Parce que je termine avec mon père, je joue enfin mon père qui dit : « Pour qui je fais tout ça ? Tout ce travail, eh bien, tout ce que j’ai fait, c’est pour vous », tu vois ? Et il y avait une discussion, un débat, est-ce qu’on termine sur ça ? Mais je voulais clôturer cette histoire d’Ismaïl, cette histoire d’Ismaïl et son père… Il y a ça, mais il y a d’autres histoires, des histoires qui se déroulent tout le temps dans ce magasin, il y a l’histoire d’Ahmed, par exemple. C’est pour ça que je viens avec Paolo Coelho, L’Alchimiste que je mets dans sa bouche : chacun a un trésor à trouver, il y a un voyage à faire, et on rencontre des personnes, ou pas, et c’était une autre façon de clôturer, pour montrer qu’il y a aussi d’autres choses dans Bab Marrakech… ce que je voulais dire de ce magasin-là, c’est que chacun vient avec son bout d’histoire… un gars qui vient dans le magasin, mais je l’ai pas gardé, et il me demande : « Ca va ? Ca va ? Il faut bien, hein ! Tu sais moi je suis né en 1945, le 9 août 1945 hein !, Nagasaki, ça commençait mal pour moi… » et on imaginait qu’il lui arrive plein de trucs à ce gars, et qu’il le prend positivement… un gars qui est bien ancré dans Bruxelles… Un autre jour, il vient, il y a un couple belgo-marocain, avec une fille qui est toute mignonne. Et lui, il lui achète un Kinder. Et les parents demandent à leur fille ce qu’on dit. Et le mec, il embraye : « Eh bien, on dit « choukran », c’est comme ça qu’on dit, hein ? » Et moi, ce que j’aime bien, c’est que c’est une rencontre complètement naturelle. Pas un truc artificiel comme on dit dans la politique « Il faudrait la diversité, que les gens… blablabla ». Non, c’est quelque chose de spontané qui se passe… tu n’as pas choisi la personne qu’il y a devant toi dans la file, et la personne qu’il y a derrière… Une autre histoire qu’on n’a pas gardée, par rapport à la file : pendant le Ramadan, tu as une dame, une Marocaine, qui est dans la file, et moi je tiens la caisse, et il faut revenir en arrière, après avoir payé, et la femme, elle trébuche sur le sac de la personne derrière elle… et elle s’aperçoit que c’est une Blanche…et au lieu de l’engueuler, elle lui dit : « Ah Madame, c’est le Ramadan, vous savez qu’on a pas un très bon équilibre pendant cette période ! » Une rencontre fortuite, un truc qu’on n’a pas choisi, et qui arrive. Voilà, ma matière, c’est ça… tu as plein de petits trucs comme ça, et la discussion sur la fin du spectacle, il y avait ce problème : est-ce qu’on termine sur le père d’Ismaïl, – même si l’histoire entre moi et mon père est très importante dans ce spectacle-là, ou bien est-ce qu’on termine sur Ahmed, le témoin de tout ça, qui a sa part dans cette histoire ?
Tout, tout, tout et le reste sur le Drari !
POC : Encore quelques petites question, si tu as le temps. Il y a un truc qui m’a fait rire, et que je trouve assez riche comme observation, c’est l’utilisation que tu fais du « Drari ». Je voudrais te demander si toi-même, tu te considères comme un Drari, dans la vie de tous les jours ?
I : A 100%
POC : J’aimerais savoir quelle est la distance, à quel point tu te moques d’eux, tu ne les prends pas au sérieux, alors qu’à Bruxelles, on a l’impression que c’est plutôt des mecs à fleur de peau, des types que les « Belges » ou les « Blancs », voient plutôt comme de la « racaille », ce sont en fait des « Draris », et tu leur donnes une sorte de dignité. Alors c’est quoi le rapport critique que ces gens entretiennent vis-à-vis d’eux-mêmes et sur lequel tu joues dans le spectacle. Qui sont-ils ? Dans quelle mesure te sens-tu toi-même Drari ? Et qu’est-ce qu’ils disent sur Bruxelles ?
I : Exactement : ça dit plein de choses. En fait,… je vais essayer de t’expliquer… Moi, ça fait quelques années que je joue Drari : j’ai joué un Drari dans Fruits étrangers, dans 381 jours, et dans quelques autres sketches… si tu veux, j’ai toujours traîné avec des Draris, depuis que je suis jeune, j’ai même terminé mes secondaires dans une école de Draris de chez Drari Bruxelles 2… (rires) Bon ! Drari, qu’est-ce que ça veut dire ? Ca veut dire enfant, mais aussi compagnon. Ça vient de l’Arabe classique. Mais c’est devenu « enfant de quartier ».
POC : Même au bled ?
I : Non, surtout ici. C’est devenu, surtout ici, un enfant de quartier… on pourrait dire une racaille, mais c’est pas mon vocabulaire. C’est un Drari. C’est l’observation de plein de choses… Moi, j’ai joué, j’ai joué, et j’ai toujours eu peur que les gens prennent ce rôle comme quelque chose d’essentiellement dénigrant. Non ! et c’est pour ça que j’ai voulu créer ce personnage-là, un Drari à la façon de Bourdieu qui, pour étudier les familles kabyles d’Algérie, devait faire une étude de comparaison… et pour, ce faire, il est reparti étudier les gens dans son village natal… et c’est comme si c’était une « Drari-Bourdieu » qui venait étudier le phénomène du « Drari », essayer de saisir ce que c’est, d’expliquer les différentes catégories, poser la question sérieusement : déjà, le Drari, c’est quoi ? Il y a la question : à quoi reconnaît-on le Drari ? A sa manière de parler. Et on va envisager le Drari par rapport à l’institution de la langue. Comment il s’exprime. Par exemple, s’ils expliquent la politique, il va dire « Ah ! Qu’est-ce que c’est que ces fils de ils sont en train de me « hchi ». Dans ce cas, qu’est-ce qu’il dit, si, mettons, on veut rendre le discours un peu plus intelligible ? Tout bonnement que les hommes politiques font des magouilles, qu’ils se foutent de ta gueule, qu’ils veulent juste ta voix.
POC : En même temps, dans ton spectacle, ce qui est puissant, c’est que tu ne traduits pas. Tu ne fais pas le type qui vient et qui rend audibles des critiques ou des revendications… non, à proprement parler ils font partie de la scène… et le Drari, il va t’expliquer ce qu’est l’histoire d’Abdelkrim. Y a pas d’ordre de discours supérieur.
I : Non, c’est ce discours-là, qui a sa place, comme on l’entend.
POC : Et je me pose la question, par rapport au fait que tu ne sois plus à l’université, est-ce que c’est pas une critique, d’une manière ou d’une autre, de dire « Ok vous jouez les sociologues, mais en fait, quelle langue vous parlez aujourd’hui, qu’est-ce que vous écoutez, et qu’est-ce que moi je peux partager, qu’est-ce que je peux apprendre et vous apprendre ? »
I : T’as très bien compris. Je revendique positivement… c’est ça, comment tu veux parler ? Il y avait un gars, qui se dit sociologue, un Français qui bosse à l’ULB, et qui était venu ici nous parler des musulmans, à Molenbeek… un discours assez étonnant. Et quelqu’un dans la salle l’interpelle et lui demande : « Vous êtes ici depuis combien de temps », et le sociologue il répond qu’il est là depuis six mois… tu crois vraiment qu’en six mois tu vas comprendre une population ou quoi ? Alors que le Drari du bas, le mec du fond, du bas-fond, il comprend certaines choses, il voit certaines choses. Peut-être qu’en effet il ne pourrait pas mettre des mots dessus, mais fondamentalement il les comprend. Et c’est sa manière de réagir aussi. Comme le discours ambiant affirme qu’il faut parler assis sur sa chaise, toute la violence symbolique, eh bien lui, il ne connaît pas cette violence symbolique, il n’en est pas maître, alors il exprime une autre forme de violence… Ca rejoint le discours d’autres sociologues, plus critique, sur les banlieues en France, au moment des émeutes, qui disaient que c’était leur dernier moyen d’expression… on a une mauvaise image du drari, mais en fait, dans un quartier, c’est le mec à qui tu peux faire 100% confiance. Par exemple, Mohamed Ouachen m’expliquait qu’un appartement, dans un immeuble voisin du sien où habitent des flamands était en feu, et il y avait un gars qui allait sauter. Les gens assistent à l’incendie, ils font rien, ils regardent : attends, attends… et là t’as deux draris, ils demandent ce qu’il se passe, et ils n’ont pas réfléchi. Ni une ni deux – alors qu’ils détestaient ce gars, qui faisait plein de bruit et qui buvait tout le temps – ils sont partis, ils ont montés, et ils l’ont tiré, et lui ont sauvé la vie…
J’ai connu un Drari, je ne sais pas s’il faut l’écrire, qui allait faire un sac le matin, et qui aidait une vielle dame à traverser la rue…
Ça me fait penser à cette vidéo, je ne sais pas si tu l’as vue, c’était il y a un mois, sur Internet, d’un gars complètement ivre dans le métro. Un gars vient, lui vole son portefeuille et il part. Le type se rend compte de rien tellement il est saoul. Et voilà le bourré qui tombe sur les rails et t’as personne qui bouge. Notre Drari revient sur ses pas et relève le gars… C’est cette complexité qui me frappe. Dans le spectacle, je récite un poème en hommage au Drari :
Ô toi, Drari, parfois tu voles des voitures, parfois tu aides les gens à les garer ! (rires).
L’Université : l’importance de ne pas l’avoir terminée !
POC : Pour finir sur le rapport Université-Théâtre, et ce qui se passe dans la rue… Tu n’as pas fini tes études, je ne sais quelle frustration tu en gardes… Dans quelle mesure avoir fait cette pièce ne te réconcilie pas aussi avec ce que tu as pu apprendre, et même, puisqu’il y a tout un travail de mémoire dans cette pièce, est-ce que ce ne serait pas une manière de faire ton mémoire ?
I : (rires.) Tu as mieux exprimé les choses que moi… oui, c’est un mélange de tout ce que j’ai appris. Et je me demande si je n’aurais pas fait un mémoire sur le « drarisme » en sociologie si j’étais resté à l’université… parce que l’idée, c’est d’apprendre à se connaître. Comme dit Bourdieu dans une conférence, on le voit dans La sociologie est un sport de combat, il va à un moment en banlieue, et il y a quelqu’un qui se lève et qui déclare : « Bourdieu, ce n’est pas Dieu… » et t’as quelqu’un d’autre qui lui répond dans la salle : « Tu as tort de le dénigrer comme ça, ce mec, il peut t’apprendre plein de choses… sur toi-même en fait ». Et ma lecture de Bourdieu elle m’a appris plein de choses sur moi. A l’époque, dans le cours de Pranchère, avec toi, on étudiait Foucault, et on déconstruisait, et ces choses maintenant font partie de moi… comme l’époque où je traînais dans la rue, où je foutais la merde, et j’ai fini dans des écoles « poubelles »… tout ça. Pour illustrer, un jour, à l’Unif, je sais pas si tu étais avec moi, mais on était assis, et un monsieur, un padre, un blanc, un père, montre les lieux à sa fille, et il lui explique : là, c’est l’endroit où tu vas venir manger, là c’est là où tu vas manger : il faisait visiter l’Université à sa fille, c’était un horizon normal. Moi, quand je suis arrivé à l’Université, c’était un truc de malade. Je disais : Draris, j’vais à l’UNIVERSITE ; et les gens me disaient : « Mais t’es un fou toi, t’es un malade… »(rires.) Tu vois c’est comme si c’était… c’est pas rentré dans un horizon normal.
« Le rapport à la foi, le rapport que j’ai à tout… »
POC : Une dernière question sur le spectacle à proprement parler. Une question sur la foi, et l’Islam. Les rares personnes avec qui j’ai pu discuter du spectacle – peu de gens, en fait – mais les gens non musulmans avec qui j’ai évoqué ton spectacle ont tous remarqué ce rapport à la foi affirmé, apaisé mais nettement mis en avant… et ça les a fait tiquer. Moi, je ne sais pas trop quoi penser de ça, mais je voulais te demander… je m’en fous de savoir ce que c’est la foi pour toi… mais la religion occupe une place importante dans le spectacle : parce que ce qu’on voit, c’est que pour toi Dieu est un interlocuteur, ce n’est pas un rôle que tu endosses, il y a plein de personnages que tu incarnes – celui de ton père, pourquoi pas celui de Dieu – mais ce n’est pas le cas, ce n’est pas sa place… alors ce serait bête d’évoquer ta pièce et de passer à côté de la question du rapport à la foi.
I : Le rapport à la foi, c’est le rapport que j’ai à tout. C’est le rapport que j’ai à toi, le rapport que j’ai à mes personnages, au théâtre, le rapport que j’ai à ma vie de tous les jours… c’est-à-dire que la foi est présente. Ma manière de t’apprécier, elle fait partie de ma foi… C’est comme si Dieu était omniprésent mais… comment dire ? Si je te dis « Salamoualekoum », ça veut dire que la paix de Dieu soit sur toi… tu vois ce que je veux dire ?
POC : … mais il y a un personnage qui, dans la pièce, essaye de s’approprier ces phrases comme « Star fellah », ou d’autres trucs.
I : Ouais, il est Souab !
POC : Ce mec, on a de l’empathie pour lui, mais il est ridicule, il en fait trop…
I : Il en fait trop.
POC : Si moi je commence à dire Salamoualekoum à tout le monde, ça va le faire moyennement…
I : Peut-être…
POC : Dans la pièce, pourtant, on sent un truc intime entre toi et toi-même, et en même temps, c’est un truc communautaire, tu joues avec le public là-dessus… et il y a des fanatiques qui font n’importe quoi avec ça…
I : Ouais, qu’on les appelle fanatiques ou hurluberlus, il y en a qui font du business avec ça. Comme ce personnage dont tu parles, qui a remplacé tout par Allah. Il est passé du shit au Anahid, le chant religieux… (Rires) ; il est passé du « crack » au sioak, le bâton qu’on… Et ma foi, si tu veux, elle passe entre tout ça… elle cherche à dénoncer ça, mais aussi à réconcilier l’autre public… je ne sais pas si tu as remarqué mais il va systématiquement traduire… les mots qu’il utilise ce sont des mots de tous les jours : Machala, Bismilah, Star fellah, Inhala, Salamoualekoum, etc… il les traduit aussi : Machala ça veut dire ce qui plaît à Dieu. Ne soit pas choqué. C’est parti d’un truc en France où tu avais les services secrets, la DGSE qui enquêtait sur un prétendu islamique, et ils font des enquêtes téléphoniques. Ils demandent au gars qu’ils interrogent : c’est qui Rabialek ? tu parles toujours de lui dans tes conversations, c’est qui ce type ? Et, en fait, Rabialek, ça signifie ce qui plaît à Dieu. … Et le personnage dans la pièce, il est là pour faire la jonction…
POC : On dirait que c’est comme un risque : comme la figure limite de toi-même, ou du Musulman, tel que… comme disait Sartre des Juifs, qui n’existe que dans les yeux des autres… la figure du Musulman qui n’existe pas, mais telle qu’elle est en train de devenir parce que la Société la constitue comme son Autre. Donc un business dans les deux sens, puisqu’on est fait de cette image portée sur nous…
I : Oui, d’ailleurs je parle de ça, de ce business justement. Celui qui fait du business Hallal, un Flamand qui vend des produit Hallal… une histoire qui est aussi venue de France où tu as un mec qui est au FN et qui travaille dans un entreprise de produits Hallal, tu imagines la schizophrénie… mais le personnage dans la pièce n’est pas aussi méchant. Il vend des gadgets, comme les chaussures automatiques qui te ramènent à la mosquée à l’heure de la prière, et puis il rigole « Ecoutez-moi, je vais vous dire un truc, si vous partez, moi je vous suis… ». Fais gaffe, mon pote, tu vas te prendre au jeu ! Cette figure limite me permet de traiter toutes ces questions… Je parle de tout ça. Comme le bourré que je fais intervenir à un moment dans la pièce, et qui me permet de critique l’hypocrisie de la communauté. Dans cette communauté, il y a deux types de péchés : ceux qui sont visibles, et ceux qui sont invisibles… si tu commets des péchés visibles, tu es rejeté de la communauté, si tu as de l’argent tu fais un peu ce que tu veux… sinon t’as intérêt à pas trop faire d’histoires… donc, dans cette communauté, l’hypocrisie, la schizophrénie sont présentes comme dans n’importe quel groupe humain… Pour résumer, il y a ce rapport entre les gens, ce rapport communautaire, et puis ce rapport intime… J’ai expliqué l’histoire avec mon père où… je lui demande pardon, mais je le demande à Dieu, parce que lui, il va m’écouter, mais je n’ai jamais demandé pardon à mon père. Et dans le spectacle, je lui demande pardon, à mon père, ça me sert à ça aussi… je lui demande même en Rif : A smahli a Baba… dans la scène où je fais…ma tapette… (Rires.)
Bab Marrakech : La troupe Ras El Hanout
I : Cette troupe, cette compagnie, cette ASBL, s’est créée, c’est marrant, dans le cadre universitaire. Abdelakh, Salimet moi, nous sommes tous trois fondateurs… On s’est rencontrés dans ce cadre, on partageait cet amour du théâtre engagé, on voulait faire de la scène, et on a créé cette ASBL en 2010, juste pour mettre sur pied le spectacle Fruits étrangers. Le 1er mars, on va fêter les six ans… six ans qu’on existe. On s’est rencontrés dans le cadre de ce projet, l’ASBL est venue pour demander les subsides… mais jamais on aurait imaginé l’ampleur prise aujurd’hui. Dès le moment où on a joué, on a ressenti une demande, une vraie demande pour ce théâtre-là. Il existe un public qui ne se reconnaît pas trop dans les programmes habituels des théâtres et des centres culturels… À coté de ce public, en parallèle, un autre public est venu, qui n’était pas du tout communautaire et qui souhaitait nous connaître. Nous étions pour eux une sorte de porte d’entrée… Surtout dans cette période trouble où l’Islam est mal vu, on est une possibilité pour des gens extérieurs de se faire une idée, d’avoir un point de vue sur ce qu’on est, ce que l’on fait. Il y a en gros ces deux grandes catégories. Je veux dire, mis à part notre public, il y a des gens qui ne veulent pas s’intéresser, que tu ne feras jamais changer d’avis… et tu as des personnes qui se posent la question : c’est qui ce type-là en fait ? Nous sommes un peu cette ouverture-là. Voilà comment ça s’est créé… Il y a eu Fruits étrangers qui était comme le constat des discriminations, que ce soit celles d’aujourd’hui, ou d’avant : Strange Fruit, ce fruit, cet homme étrange, le noir pendu aux arbres aux Etats-Unis.
POC : La chanson de Billie Holiday ?
I : Exactement… donc cette pièce. Et puis sont venues les critiques. Les gens qui demandaient, oui, c’est bien, mais est-ce que vous ne vous victimisez pas un peu ? Non, nous sommes en train de dénoncer quelque chose. Mais ça a quand même amené la réflexion suivante : là, on est en train de dénoncer, de contester… mais quel est le « next step » ? Autrement dit, il faut bouger… faire quelque chose… toi-même être acteur… devenir acteur de ton « empowerment »… et on est parti aux USA, pour étudier. Ce qui a donné le spectacle 381 jours. Etudier l’histoire de cette population de Blacks américains, ces noirs aux USA qui ont pris leur sort entre leurs mains… des gens qui ont dit, OK, on vous a assez fait confiance, maintenant nous on va vous dire : « I am Black, and I am Proud, I am Black and I am Beautifull ! » ce qui veut dire « Fais pas le malin, sinon… » ; il faut « parler la parole, et marcher la marche »… et puis voilà, on a étudié le rapport Martin Luther King – Malcolm X, cette complexité du rapport entre les Blacks Panthers et…
POC : Angela Davis aussi…
I : Angela Davis aussi… on parle des débats par rapport à la violence, à la lutte armée… on parle de Rosa Parks… et en fait, ce n’est ni l’un ni l’autre, mais les deux. Le combat est fait des deux options, la lutte armée et la non-violence. On a trouvé un truc génial dans le musée de Martin Luther King à Atlanta. Il a dit : « Si vous m’écoutez moi, c’est parce que vous avez peur de Malcolm X, … » et donc l’un n’existe pas sans l’autre… même si, de son vivant, Luther King n’a jamais voulu parler à Malcolm X… mais, dans l’histoire, les deux vont ensemble, cette complexité… dans quelle mesure elle est transposable dans notre société, à Bruxelles aujourd’hui, c’était en 2012… 381 jours…
Le Théâtre de l’Opprimé
A partir de là, on a commencé à travailler avec des jeunes, à faire des ateliers, en utilisant le théâtre-action, le théâtre d’intervention qui se base sur le théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal, ce Brésilien qui a complétement révolutionné le monde du théâtre. Il appelle ça le Théâtre de l’Opprimé. L’Opprimé use du théâtre pour se faire exister en tant que sujet, et non plus en tant qu’objet… on utilise ça avec les jeunes… on ne leur donne pas de textes, on part de leurs expériences. On leur dit, non, nous ne vous donnons rien, c’est votre vie, votre point de vue qui va créer le spectacle, c’est à partir ça qu’on travaille. Cette volonté de sujet et non d’objet, des jeunes qui parlent d’eux-mêmes, pour eux-mêmes, aux autres… et ils se trouvent sur scène.
POC : Est-ce que dans cette volonté, dans ce désir d’affirmer une subjectivité, là où il y a domination, un rapport objectivant, là où on voit de l’aliénation, est-ce qu’il n’y a pas un danger à tout ramener au problème identitaire C’est une question que je me pose par rapport à Ras El Hanout, mais aussi à propos de ton spectacle… Ne risques-tu pas de faire paradoxalement le jeu de vos adversaires ? Ils vont dire : « C’est leur seul fonds de commerce, ils parlent d’eux mais ils n’ont rien à dire, ils vont encore nous parler du voile, etc… », comment vous vous en sortez avec ça ?comment votre rencontre avec l’histoire des Blacks américains peut mettre ce risque en tension, et qu’est-ce que ça ouvre pour l’avenir ?
I : C’est exactement pour cette question-là, de ramener tout ça ou non à notre identité qu’on lutte… Un jour, quelqu’un est venu nous trouver : « Je suis venu voir le spectacle mais y avait que des Arabes sur scène ». Notre première remarque a été la suivante : « Cette question, est-ce que tu te la poses quand tu vas au théâtre du Parc et qu’il n’y a que des Blancs sur les planches, des Blancs qui vont jouer des Arabes parfois ? ». Le différent, la diversité, c’est toujours l’Autre… jamais soi. Le communautarisme, c’est toujours celui de l’autre. Comme si les Blancs ne constituaient pas eux aussi une population, majoritaire en l’occurrence. Cette question-là, on nous l’a posée souvent et la réponse qu’on donne c’est qu’on parle des Blacks dans 381 jours, mais dans Fruits étrangers, dans la scène des appartements, on parle de la discrimination au logement subie par les Juifs, les Italiens, les Congolais…. En tout cas, le message est porteur de justice. La dénonciation de l’injustice est universelle : si je vois un Black maltraité, ce n’est pas parce que je suis musulman que je vais m’en foutre.
POC : Mais si on pousse la polémique, on pourrait dire que ceux qui vont au Théâtre du Parc et qui voient jouer des Blancs, ils vont écouter un texte… ils vont pour entendre du Shakespeare, donc la question ne se pose pas de savoir s’ils sont noirs, s’ils sont blancs : ils jouent Richard III, ils jouent telle ou telle pièce… Dans votre perspective d’utiliser le théâtre comme une arme, est-ce qu’il y a aussi la volonté de mettre en scène des œuvres classiques qui appartiennent au patrimoine universel ?
I : On a rendu hommage à la tragédie grecque dans un festival. C’était un théâtre de jeunes, le Festival Mimouna, et chaque année, il y a un thème, là, c’était la Tragédie Grecque, et avec Ras El Hanout, on a remporté le premier prix… On a utilisé le schéma de la tragédie grecque, ses personnages, ses symboles, pour parler de la crise actuelle là-bas, en 2012… la tragédie grecque aujourd’hui…
POC : Vous avez en quelque sorte actualisé la Tragédie grecque ? C’est un peu ça, l’exigence qui vous tient, par-delà le fonds de commerce de votre épicerie ?
I : Oui… c’est un peu plus que ça. A partir du moment où on le jugera utile, où on s’y intéressera – il y a tant de choses dignes d’intérêt – eh bien, on le fera… C’est intéressant ce que tu viens de dire, parce qu’on nous fait le reproche, à nous, d’avoir un public à disons 40% musulman… mais en fait, c’est tout à fait humain : humain d’aller dans un premier temps vers ceux qui te ressemblent. Tu vas en premier lieu vers ton semblable. Ça demande un effort particulier, sur soi, de sortir… d’aller voir ailleurs… on est comme ça, notre habitus, ce qui fait partie de notre environnement… Moi, par exemple, ça me demande un effort particulier d’aller voir Shakespeare au Théâtre du Parc…
POC : Peut-être que Shakespeare au Théâtre du Parc est mauvais…
I : (Rires) Peut-être. Exactement. Peut-être qu’il ne faut pas aller là. C’est comme pour l’Université dans un autre ordre… mais là on parle de question d’identité… ça demande dans tous les cas une démarche… moi je vais quand même me faire la réflexion de venir, par exemple, à l’UPJB…
« Si je m’adresse à toi, c’est parce que c’est l’UPJB »
POC : Justement, la dernière question… cet entretien doit être publié dans le Point Critique,
I : Inchala’
POC : As-tu tu quelque chose en particulier à dire à ses lecteurs ? Ou une question à leur adresser ?
I : Il va sans dire que si je m’adresse à toi c’est parce que c’est l’UPJB. Je ne suis pas sûr que je m’adresserais à d’autres organisations. L’UPJB je sais ce que c’est, j’aime ce que vous faites… et je nous sens proches. Mais, je ne sais pas si tu as vu dans le spectacle Bab Marakech, il y a cette vielle femme… qui a un rôle assez…
POC : la madame pipi ?
I : Oui. A la fin, le père annonce qu’elle est morte : « Mais oui, tu connais, Madame Blumstein, elle est morte… ». Elle est Juive. Mais je ne lui ai pas donné une place particulière, en tant que Juive. Je l’ai dit simplement, je ne voulais pas faire l’hypocrite : « Ah ! L’amitié judéo-arabe… ». Non : deux personnes se rencontrent et une histoire naît sans même savoir d’où elles viennent. Il sait qu’elle est Juive, elle sait qu’il est musulman, mais on en a pas fait tout un…
POC : Parmi d’autres…
I : Oui, ce n’est pas un Big Deal. Ce qui me dérange un peu dans le truc, dans l’Amitié Arabo-Juive, etc, c’est de faire comme si de rien n’était… Si on aborde des questions graves, si on parle du conflit « Israélo-Palestinien », donc d’un conflit politique, … faut faire gaffe… oui, soyons amis, mais l’un va dire à part soi : « Je suis pour qu’Israël vous déglingue » ; et l’autre va dire : « Oui, soyons amis mais moi je vous déteste tous »… Il y a des questions dont il faut qu’on parle très clairement… mais on s’entendra avec tous ceux qui sont épris de justice, qui défendent le droit à l’égalité et à l’autodétermination.. Si on partage ça, on sera d’accord sur tout : qu’on soit Juif, qu’on soit étudiant, qu’on adore les coussins… et bien, ce n’est pas important…
POC : mais cette madame Pipi, avec lequel ton père est ami, c’est à Bruxelles que ça se passe, et effectivement ils n’évoquent jamais la politique.
I : Oui, ce sont les autres qui en parlent… mais on peut imaginer qu’il y a eu des discussions entre eux… peut-être qu’ils sont pas du tout d’accord… Elle est peut-être sioniste, mon père souhaite peut-être l’anéantissement de tous les juifs. Tu n’en sais rien… Je voulais mettre le trait sur le fait qu’ici ce sont deux personnes qui se sont rencontrée, qu’elles ont appris l’une de l’autre et qu’elles se sont aidées…. Je voulais appuyer ce plan-là. Je peux ne pas être d’accord avec toi sur quelque chose. Peut-être sur la religion, ou autre chose. Mais est-ce que ça va changer l’amitié que j’ai pour toi, ou bien est-ce qu’on va s’empêcher de délirer sur les Drari… et de péter de rire ensemble ?! Non ! Je ne sais pas si j’ai répondu à ta question, mais enfin, voilà pour l’UPJB…
POC : Bon… merci beaucoup.
I : Merci à toi frère.
Voir en ligne : Ras El Hanout