[Points Critiques n°386] Virulangues

Anne Gielczyk

C’est comme ça depuis le début du confinement, je n’arrive plus à me concentrer. Je ne sais pas où donner de la tête entre les (longues) conversations par téléphone, les rendez-vous sur Zoom pour voir les amis, fêter Pessah en famille, faire de la gym ou encore pour fabriquer ce numéro de Points Critiques, la lecture des journaux, des mails, des WhatsApp, Messenger, Facebook (avec modération), Twitter, Instagram, et le décryptage des statistiques et autres nouvelles viru(s)lentes quotidiennes. Sans compter la présence 24heures sur 24 de mon amoureux qui me sauve sûrement par sa présence intelligente et aimante du basculement dans le délire et la dépression (soyons prudente, il risque de lire ma chronique…). Une amie à qui je confiais mon désarroi, m’a conseillé de « sculpter » mon temps. C’est joliment dit,  mais avec moi, ça ne marchera pas, je n’ai jamais été très douée en arts plastiques. Je préfère les mots et justement je voulais vous parler de ces mots qui ont émergé depuis l’apparition du virus, et qui se répandent aussi vite que le virus en question.

J’en ai listé quelques dizaines. Il y en a de toutes sortes, des scientifiques, des statistiques, des sympathiques, des symptomatiques, des asymptomatiques, des drôles, des moins drôles.

Prenons d’abord les mots (et les maux) de la médecine : à commencer par ‘Coronavirus’ et ‘Covid-19’. C’est quoi la différence ? Le premier c’est le virus, et le deuxième la maladie.  Vous pouvez très bien être ‘porteur’ du premier sans développer la maladie, vous êtes alors ‘porteur asymptomatique’. ‘Asymptomatique’, un mot qui vous fait rêver ces temps-ci,  car vous avez compris intuitivement, que ça implique que vous avez fabriqué des anticorps qui vous protègent de la maladie, sans même avoir été malade. Eh bien, détrompez-vous, rien n’est moins sûr, ça pourrait même se révéler ‘contre-intuitif’ !  Par contre, ce qui est sûr, c’est qu’en tant que ‘porteur asymptomatique’ vous contaminez sans le savoir d’autres personnes, ça vaut aussi pour les personnes ‘présymptomatiques’. Pour le savoir, il faut ‘tester’. ‘Tester’ est un mot qui à la question récurrente, « quand ? » est accompagné invariablement de « dans quelques jours », ou même « dans quelques semaines ». Ça vaut aussi pour le mot ‘masque’. Mais là, on entre dans le domaine du politique.

Les mots politiques sont : ‘Première Ministre’, ‘pouvoirs spéciaux’, ‘première ligne’, ‘personnes à risque’, ‘Prenez soin de vous’ (qui se traduit en Flandre par ‘Blijf in uw kot’). Vous remarquerez qu’ils commencent tous par p, le p de politique, ce qui ne veut pas dire que c’est le cas pour tous les mots politiques; prenez par exemple ‘retour à la normale’, ou si on veut ‘à l’anormale’, et bien sûr le ‘confinement’ et son ‘déconfinement’, ‘distanciation sociale’, etc.. De même, tous les mots en p ne sont pas politiques, comme par exemple ‘Pangolin’, ‘patient zéro’, ‘papier WC ‘et ‘Pourquoi-le-papier-WC ?’. Ce dernier n’a jamais reçu de réponse convaincante. Il faut dire que les experts sont occupés ailleurs pour le moment.

Alors, les mots des experts… Ce sont souvent des chiffres, en courbes et en diagrammes; courbes ascendantes, descendantes, rampantes, paniquantes, renversantes et inversées. Malheureusement, elles sont souvent ‘exponentielles’, tout en étant ‘ascendantes’ (celles –paniquantes- du début de la progression de la maladie). À un moment donné, elles atteignent un ‘pic’, très attendu le pic, certains de ces pics atteignent des sommets (les morts en maison de repos par exemple). C’est grave mais l’avantage du pic c’est que ça descend après, ah zut! voilà un nouveau pic, oui ça arrive, la cause en est un certain ‘relâchement’ il y a deux semaines, mais « qui se fait sentir maintenant ».

Les économistes, eux pensent ‘relance’, certains même ‘autrelance’, c.à.d. qu’il faut profiter de la crise pour changer radicalement de mode de production. D’autres se contentent de ce ‘moment keynésien’ (où l’état reprend ses droits en matière économique) pour préconiser un New Deal, comme Roosevelt à l’époque, mais plus vert, ça s’appelle le Green Deal. C’est-à-dire qu’on fait marcher la planche à billets pour financer des projets plus ou moins écologiques, plus ou moins durables. Pour ce faire, des ‘think thank’ réfléchissent à l’abri des regards, pour nous, mais sans nous. Certains (la Commission européenne pour ne pas la nommer) vont jusqu’à commander une étude sur la finance durable au groupe BlackRock, la multinationale américaine, première gestionnaire d’actifs au monde avec 6500 milliards de dollars d’actifs investis dans la finance, le pétrole, les énergies fossiles et l’armement… un vrai scandale !

Les mots scandaleux. Black Rock’ (voir ci-dessus), ‘appels aux dons’, ‘origamis’ ou comment nous faire payer la négligence, le manque de vision, le cynisme des politiques sanitaires néolibérales qui ont fait systématiquement des économies dans tout ce qui est services publics et plus particulièrement dans le secteur de la santé, sans compter les grands groupes privés (encore BlackRock) qui ont investi en masse dans des maisons de repos de luxe tout en économisant sur le personnel. On ne meurt pas qu’au CPAS.

Je terminerai par un mot sur la Flandre où des dizaines de nouveaux mots sont venus enrichir le vocabulaire du quotidien grâce à ces fameux mots valises qui n’existent pas en français. En voici quelques-uns, faciles à comprendre :  skyperinha, WhatsApperitieven, balkonbezoek, balkonsolidariteit, balkonversatie, Coronacoalitie, Coronakilo’s…

Et puis surtout ‘Prenez soin de vous’, à vous de voir si ça veut dire la même chose que ‘Blijf in uw kot’.