Adania Shibli, une voix de Palestine

Tessa Parzenczewski

Récemment, l’écrivaine Adania Shibli devait recevoir au cours d’une cérémonie un prix littéraire à la Foire du livre de Francfort pour son roman Un détail mineur. La remise du prix a été annulée car Adania Shibli est palestinienne. 600 écrivains et éditeurs du monde entier ont protesté. En 2020, lors de la parution du roman en français, Tessa Parzenczewski avait écrit cet article.

Août 1949, dans le désert du Néguev, non loin de la frontière égyptienne. Au milieu des dunes de sable, un campement militaire israélien. Comme sous une caméra objective, le lecteur suit, au fil des journées,  tous les mouvements, tous les gestes du commandant de la garnison, un « il » anonyme, méticuleux, de l’intimité de sa baraque aux patrouilles quotidiennes dans le désert, à la recherche de présences arabes ou de potentiels « infiltrés », ceux qui essaient de rentrer chez eux. Au retour d’une de ses chasses, la patrouille ramène un trophée,  une jeune bédouine. Victime de sévices, elle subira un viol collectif et finira assassinée, ensevelie dans le sable…  « L’opération se déroulait dans un silence presque parfait; on n’entendait que le bruissement de la pelle soulevant puis rejetant le sable et les voix éparses des soldats restés au camp qui leur parvenaient de derrière les dunes, assourdies et brouillées par la distance, pareilles à des marmonnements. Brusquement, un cri strident retentit. La fille hurlait en s’enfuyant en courant. Puis elle s’effondra sur le sable, avant que résonne dans l’espace le tir qui atteignit le côté droit de sa tête. Alors le silence retomba. Le sang se mit à jaillir de son crâne dans le sable qui l’absorba sans peine, tandis que le soleil de midi rayonnait sur ses fesses nues de la même couleur que le sol. Laissant le soldat s’affairer à creuser la tranchée avec l’adjoint et le chauffeur à ses côtés, il revint vers le véhicule. Il était là à trembler, quand, au bout d’un moment, le chauffeur s’approcha pour lui dire que peut-être elle n’était pas morte. On ne pouvait pas la laisser comme ça, il valait mieux s’en assurer. (…) Il finit par bouger les lèvres pour ordonner au chauffeur de dire à son adjoint de s’en charger. Peu après, six coups retentirent dans l’espace. Puis ce fut à nouveau le silence. Le matin du 13 août 1949. »

Après ce premier chapitre à l’écriture sèche, minimale, comme un constat distancié, le ton change, une narratrice prend le relais, à la première personne. En 2003, « Haaretz » revient sur cet événement. Une Palestinienne de Ramallah se rend compte qu’elle est née exactement vingt-cinq ans jour pour jour après ce crime, le « détail mineur » qui donne son titre au livre. « Alors à nouveau, cela revient me tarauder: un groupe de soldats capture une jeune fille, la viole puis la tue un jour qui coïncidera, un quart de siècle plus tard, avec la date de ma naissance. Ce détail mineur, dont les autres feront forcément peu de cas, me poursuivra à jamais, malgré moi. J’aurais beau tenter de l’oublier, sa réalité continuera à me harceler, sans répit, à cause de cette faiblesse, cette vulnérabilité que j’ai en moi, comme ces arbres dressés là derrière la vitre. Après tout, il n’y a peut-être rien de plus essentiel que ce menu détail pour rétablir la vérité – que cet article ne révèle pas parce qu’il passe sous silence la version de la jeune fille. »

Obsédée, cette femme de Ramallah dont on ne saura pas grand chose, décide d’enquêter, de découvrir l’autre face de l’histoire. Munie d’une fausse identité et d’une série de cartes routières, celles d’aujourd’hui et celles d’avant 1948, où figurent une foule de localités aujourd’hui disparues, elle entreprend en voiture un périple à travers les différentes zones des territoires palestiniens, traverse la ligne verte vers Jaffa, retourne en arrière, parcourt le Néguev, consulte des archives, pénètre dans des colonies, visite des musées locaux,  en vain! Tout un parcours au rythme des check-points, fixes ou volants, frôlant la gueule du loup, et plus souvent « la gueule du fusil », et où une peur omniprésente, parfois proche de la panique, rappelle, à tout moment, sans discours démonstratifs, sans images spectaculaires,  la réalité quotidienne d’une population sous occupation, à la merci d’un arbitraire permanent, où aucune vie ne compte.

ADANIA SHIBLI. « Un détail mineur ». Roman traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols. Sindbad. Actes Sud. 126p.16€