Interview de Vincent Carelli, réalisateur de « Corumbiara »

« Pour moi, les Indiens faisaient partie de ma vie et je faisais partie de la leur »

À l’occasion de la projection du film « Corumbiara » (2009, 117’) à l’UPJB le dimanche 14 avril à 16 heures, nous publions cette interview du réalisateur Vincent Carelli sur son film. La projection sera suivie d’une discussion animée par le réalisateur belgo-colombien Nicolás Rincón Gille dont nous avons projeté plusieurs films, notamment « L’étreinte du fleuve » (2009)  et « Tantas almas » (2019). Pour vous présenter ce film, voici la traduction d’une interview accordée par le réalisateur au quotidien brésilien « Diario de Pernambuco » en août 2009.

Comment votre travail sur la vidéo et votre relation avec les Indiens ont-ils commencé ?

La vidéo est née de l’activisme politique. En novembre, cela fera 40 ans que je suis indigéniste. Ma photographie était déjà inspirée par ce travail avec les Indiens, car j’ai été en contact avec eux dès l’âge de 16 ans et cela a révolutionné ma vie. Comme j’ai eu ce privilège, j’ai ressenti le besoin de le partager. Puis j’ai été approché par un cinéaste, Andrea Tonacci, qui a réalisé Serras da desordem, pour un projet visant à utiliser la vidéo comme lien entre les peuples. Mais le projet n’a pas abouti parce qu’il était encore trop tôt, que la technologie était difficile et coûteuse. 

Lorsque le caméscope VHS est apparu, j’ai commencé à revisiter les peuples avec lesquels j’avais déjà travaillé, avec des leaders visionnaires et des projets de résistance culturelle, en offrant ma caméra pour leurs projets. En cours de route, j’ai réalisé une série de vidéos qui traitaient du processus vidéo des communautés et me servaient de bras financier. Après avoir commencé, je me suis rendu compte que la question de la prise en charge de la production par les Indiens était une voie qui avait déjà été tracée dans de nombreux endroits. Nous avons donc commencé à organiser des ateliers pour former et attirer les cinéastes indigènes. Cela fait maintenant dix ans que nous faisons cela.

Quel rapport les Indiens entretiennent-ils avec leur propre image ?

Il existe un certain nombre de tabous. La culture est un processus dynamique, la fascination pour l’image est telle que ces tabous sont révisés et réinterprétés. Parmi les Oiampis, on a tout de suite dit que le noir et blanc était dangereux, mais que la couleur était bien. Ils y adhèrent, ce jeu de miroir provoque une révision. On a toujours une autre image de soi, quand on se voit, il y a une confrontation avec l’image de soi. 

Il y a un processus d’ajustement : est-ce que c’est comme ça que j’aimerais me voir ? Cela rebondit, provoque des réactions, une prise de conscience du processus de changement de culture. Cela a également renforcé leur discours, encourageant ces communautés à exercer leur mémoire, à rejouer et à mettre à jour leurs rituels.

La réalisation de Corumbiara a duré 20 ans. Comment s’est déroulé le montage, qui a nécessité des heures de tournage et l’utilisation de différentes technologies ?

Nous avons commencé par la VHS, puis la super-VHS, le high eight, le Betacam, le mini-DV. En 2006, je n’ai pas voulu filmer en HD pour ne pas créer un autre problème. Corumbiara a accompagné tout le processus de « Videos dans les Villages », mais un peu à l’écart parce que je me concentrais sur les médias avec les Indiens. 

Je voulais sortir de cette vision misérabiliste selon laquelle les Indiens sont en train de disparaître. Je travaillais à la récupération des choses. Corumbiara a croisé mon chemin, il a couru dehors, c’est une autre histoire, une histoire dévastatrice.

Corumbiara est-il déjà devenu un film ? Quand avez-vous réalisé que ce matériel pouvait être transformé en documentaire ?

On a toujours pensé qu’un jour, cela deviendrait un film. Tout au long du processus, l’image a été fondamentale. À partir de 1995, lorsque nous avons pris contact avec ces Indiens et que nous avons diffusé des images à la télévision, le lendemain, le juge de Porto Velho a signé une interdiction d’accès à la zone. L’image a servi à protéger les survivants. Même s’il n’y avait pas eu de film, les images ont rempli leur rôle historique. 

L’année suivante, nous avons découvert qu’un propriétaire terrien, en voyant les images télévisées, avait décidé d’éliminer le troisième groupe d’Indiens car, si nous l’apprenions, il perdrait une partie de la ferme. Cela a conduit à un nouveau massacre. Nous nous sommes tellement rapprochés des preuves que j’ai pensé que nous pourrions attraper les gars. Mais cela ne s’est pas produit, l’affaire n’a jamais fait l’objet d’une enquête. 

Il y avait des heures de matériel et le film a été mis de côté. Des années plus tard, un journaliste hollandais est venu écrire un livre sur cette histoire et m’a soudain interviewé. Je me suis senti ému en m’en souvenant. J’ai donc refait le voyage en 2006 et j’ai commencé à monter le film.

Comment le film a-t-il été accueilli ?

En général, les étrangers s’intéressent davantage aux Indiens que les Brésiliens. Mais dans ce cas, le film est fait pour le Brésil. Aujourd’hui, je me rends compte que l’impunité n’a pas d’importance. Il est plus important de raconter cette histoire, d’apporter ce témoignage, ce choc émotionnel. C’est un cas emblématique, il est très rare qu’un massacre soit documenté. 

Dans le film, il y aussi de la fiction, mais les documentaires ont un pouvoir qui dépasse la fiction parce qu’ils sont réels et ont un impact énorme sur le public. Ce geste d’appuyer sur la gâchette est le même que celui du bandeirante chassant l’Indien, une attitude qui se perpétue. Le film est une réflexion pour le Brésil sur sa dette historique envers les Indiens.

Y a-t-il eu des plaintes de la part des exploitants forestiers et des éleveurs concernés ?

J’ai eu ces réactions récemment lorsque je suis retourné dans la région de l’Indien du trou, juste après la projection du film au festival It’s All True. Lorsque le fils du fermier s’est rendu compte que j’avais réalisé le film, il a commencé à m’injurier, il voulait me frapper sur place. Toutes les interviews dans le film ont été consenties, mais les images du fermier qui avait fait tirer sur l’Indien dans la fosse provenaient d’une caméra cachée. 

En théorie, il aurait pu me poursuivre en justice, c’est un risque que j’ai pris. Je pense que cela aurait été une bonne chose, pas seulement pour le film. Je ne pense pas que cela l’intéressait, car cela aurait conduit finalement à un procès et nous aurions été obligés de parler du massacre. Ils doivent être très excités par le film, mais pour l’instant, tout le monde se tait.

Pourquoi avez-vous opté pour une narration à la première personne, avec des commentaires et des réflexions ?

La fin imaginée pour le film auraient été le procès et les gars qui allaient en prison, mais cela ne s’est pas produit. Et aussi parce que le film est l’histoire de ma vie, il a duré 20 ans, il a marqué ma vie. Le film ne pouvait être qu’à la première personne, il était hors de question que ce soit une voix off. En 2006, la façon dont les Indiens nous ont traités était très émouvante. 

Pour moi, ils faisaient partie de ma vie et j’ai réalisé que je faisais partie de la leur. Il y a là quelque chose de vécu qui donne plus de poids au film. Ce n’était pas un commentaire extérieur, c’était l’une des histoires les plus émouvantes et les plus tristes que j’aie jamais vécues.

Le film se concentre sur la question de la propriété foncière, de la réserve indigène, mais il se préoccupe également d’enregistrer les rituels des Indiens. Pourquoi ?

Tout d’abord, je voulais montrer la difficulté de communiquer. Il était très pénible d’être sur place et de ne pas pouvoir leur parler. Il y a eu une discussion ici à Gramado pour dire que ce film était trop ethnographique et qu’il ne devrait pas participer au festival. Corumbiara n’est pas ethnographique, c’est un film politique. 

Bien sûr, il y a des descriptions, il est important de donner cette perspective de personnes vivant dans un autre monde, de donner de la profondeur à cette différence. Je pense que cette attitude de vouloir confiner la question indigène aux anthropologues et aux spécialistes, avec tout le respect que je leur dois, est la même que l’attitude des autorités qui ont balayé ce crime de génocide sous le tapis. L’importance de présenter ce film à Gramado est précisément de sortir de ce ghetto et de le présenter au public.

1 –  Les Oiampis sont aussi désignés comme WayãpiWajãpi ou Wayampi. Ils parlent une langue de la famille tupi-guarani. Ils vivent en  Guyane française et dans les Etats d’Amapá et Pará au Nord du Brésil. Ils sont environ 1.200 en Guyane et 600 au Brésil.
2 –  Le terme “bandeirante” désigne historiquement à partir du XVIIe siècle les aventuriers appartenant à des bandes qui pénétraient dans les régions indigènes pour y capturer des Indiens réduits en esclavage et exploiter les ressources minérales dans le sud et le sud-est du Brésil.
3 – Gramado est une localité située dans la zone métropolitaine de Porto Alegre dans l’Etat de Rio Grande do Sul au Sud du Brésil. Depuis 1973, il s’y tient annuellement un festival de cinéma qui est ouvert à la production brésilienne et latino-américaine. 

Source : Diario de Pernambuco et fusion d’articles de Thiago Corrêa publiés les 14 et 18 août 2009. Traduit et adapté du portugais du Brésil par Laurent Vogel.