[Points Critiques n°384] Des pavés pour toute la cité

Eric Picard - Propos recueillis par Françoise Nice

En Allemagne et dans l’Europe autrefois occupée par les nazis, il y en a 77000, en Belgique 532, dont une quinzaine depuis peu à Anvers. On peut marcher dessus sans les voir, mais dès qu’on en a vu une de ces Stolpersteine (littéralement, pierre de trébuchement), on ne les rate plus. Les Pavés de mémoire sont un geste mémoriel, qui rend hommage à toutes les victimes du nazisme. Entretien avec Eric Picard de l’AMS (Association pour la Mémoire de la Shoah), l’association qui accompagne la pose des Pavés de mémoire.

Comment le projet est-il né en Belgique ?

Eric Picard : En travaillant au Service social juif, j’ai été amené à rencontrer des anciens enfants cachés. Dans mon histoire familiale, mon père juif, adolescent à l’époque, a été menacé de mort et a fui en France avec les siens, alors que ma mère non juive était privée de ses parents, résistants et clandestins, mais vivait à Bruxelles sans menace particulière. Je suis très sensible à ce vécu. En rencontrant dans ma pratique professionnelle d’anciens enfants cachés, j’ai été surpris de voir que certains d’entre eux retrouvent parfois, lorsqu’ils sont submergés par une émotion, le comportement qu’ils avaient à l’âge du traumatisme. J’ai aussi constaté combien ils sont en manque d’un lieu où situer leurs parents assassinés. Ces victimes qui souffrent encore d’un stress post-traumatique ne souhaitent pas nécessairement consulter un psy, parce que cela peut réactiver la souffrance. Poser des Pavés de mémoire nous est apparu comme un rituel thérapeutique, une pratique de selfhelp. C’est comme cela que l’Association pour la Mémoire de la Shoah (AMS) est née il y a dix ans. Mais en posant des Pavés, nous ne nous limitons pas à un geste de type privé. Nous demandons aux communes de réserver leur plus belle salle, d’impliquer les écoles, d’organiser une cérémonie et de réfléchir autour de deux questions : celle du crime politique commis par les autorités belges – dont le gouvernement de Londres – qui n’ont pas empêché la constitution d’un fichier des Juifs en Belgique. Le gouvernement était à Londres, oui, mais dans d’autres cas, il a donné des consignes aux secrétaires généraux pour ne pas appliquer telle ou telle décision de l’occupant allemand. Dans le cas du fichier des Juifs, il n’a rien dit. Or, accepter et mettre en œuvre la ségrégation d’un groupe est anticonstitutionnel. Les travaux du Ceges (Centre d’études et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaines) l’attestent aussi, c’est d’un crime politique dont se sont rendus coupables les fonctionnaires de l’époque (*). Nous demandons aux autorités communales de réfléchir à ces questions de passivité-complicité dans la déportation des 25000 Juifs et Tsiganes de Belgique. Dans les termes d’aujourd’hui, on leur propose aussi de réfléchir aux questions de l’immigration, de l’obéissance ou de la désobéissance civile.

Les Pavés de mémoire ont-ils du succès ?

Les demandes sont de plus en plus nombreuses. Elles émanent de familles ou d’associations, ne concernent pas les seuls Juifs mais aussi des Résistants comme Arnaud Fraiteur, rue de la Concorde, ou les résistants abattus au Tir national. Et cela prend du temps : chaque pavé, un cube de béton recouvert de laiton, gravé avec le nom de la victime, sa date de naissance, celle de son arrestation et de sa déportation ou de sa mort est fait à la main, à Berlin. Il faut tenir compte des délais des communes. Les frais demandés aux promoteurs sont de 300 euros par pavé.

Peut-on comprendre l’abomination du nazisme et du judéocide en un nom, trois dates, un pavé doré devant une maison ?

Nous veillons aussi à associer les écoles, à ce que les élèves s’expriment par les arts et rencontrent d’anciens enfants cachés avant la cérémonie proprement dite. Cela génère de très belles rencontres, où l’on voit des jeunes raconter leur parcours de migration ou celui de leurs parents, et parfois consoler les vieux messieurs et les vieilles dames. Hors cérémonies, libre aux professeurs et à leurs élèves de mener un travail de connaissance. Et inutile de préciser l’importance de ces pavés de mémoire pour les familles juives : les anciens enfants cachés et leurs descendants y trouvent aussi une forme de reconnaissance publique précieuse. Il ne faut pas oublier qu’il a fallu attendre 2003 pour que les Juifs soient reconnus comme « victimes raciales ». Avant cela on les qualifiait de « victimes patriotiques », ce qui est du révisionnisme. Après la Guerre, personne, même dans les milieux de la Résistance, ne s’est empressé de reconnaître le statut de victime juive du nazisme.

Le Pavé de mémoire a-t-il été profané ?

Cela peut arriver, exceptionnellement. Un monsieur avait recouvert de goudron un pavé, parce que, disait-il, il craignait la réaction de ses voisins musulmans. Mais nous veillons à expliquer nos initiatives, nous sommes allés voir une mosquée à Saint-Gilles et l’imam a expliqué à ses fidèles l’importance de ce geste de mémoire et de connaissance. L’AMS n’a pas l’exclusivité des Pavés de mémoire en Belgique. Mais elle aimerait l’avoir, parce que sa démarche est spécifique, mémorielle, politique et pédagogique. Les communes doivent en parler, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une souffrance individuelle, mais d’un crime politique. Et c’est pour cela que les pavés de mémoire ne sont pas dans les cimetières mais dans l’espace public.

(*) La Belgique docile : Les autorités belges et la persécution des Juifs en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, Rudi Van Doorslaer (red.), Emmanuel Debruyne, Frank Seberechts, Nico Wouters. Avec la collaboration de Lieven Saerens, Ed. Cege Soma, 2007.