[Voir] Quelques notes autour d’ « Îles » de Mario Brenta et Karine de Villers

Par Élias Preszow

À propos d’« Isole » en version originale, 2021, 78 minutes.

Tout ce que nous pouvons faire, c’est, justement, modifier le système en le révolutionnant, de manière à ce que notre rapport avec la réalité, sa connaissance, soit, à tout le moins selon nos espérances, plus pur et plus authentique.  Pier Paolo Pasolini [1]

Ce dimanche six février, dans l’après-midi, était projeté Îles, un film de Mario Brenta et Karine de Villers. La salle était comble, si bien que, dans le fond, les têtes se penchaient pour deviner les sous-titres, quand il y en avait… Film choral composé à partir d’images issues de septante personnes durant les périodes de confinement. Comme une manière d’attendre ensemble que cela passe, et qu’un film arrive. Tentative de réaliser un cinéma de la différence des points de vue pour penser l’écart entre les êtres. Façon de relier entre elles des réalités séparées enregistrées aux quatre coins du globe pour reprendre contact avec le monde. La question sous-jacente est, peut-être, celle de nos modes de communication, et de nos possibilités effectives d’inventer d’autres formes d’organisation sociale en renouvelant nos représentations. Mais ici, il s’agit d’un poème visuel qui laisse au spectateur tout l’espace pour se faire sa propre histoire. Ni commentaire de surplomb, ni voix off, mais une articulation de plans et de séquences, comme autant de rencontres par-delà les distances.  Certains pointeront un manque de profondeur politique. D’autres seront émus par la beauté du geste. Et nous nous interrogerons sur le sens d’une œuvre qui commence sur ces quelques lignes : Chaque image porte en elle le portrait intime et secret de celui qui l’a créée. Un regard sur le monde qui se fait monde. Nous aimerions nous demander, en somme, quel est ce mouvement étrange par lequel quelqu’un regarde et se sent regardé en retour ? Qu’est-ce qui s’échange, se partage ? Qu’est-ce qui se donne en commun dans cette attention vers l’autre qui nous rend autre à nous-mêmes ? Et de la sorte, peut-être, plus humain…

Dans Îles, on voit de tout : des singes, des pierres, des forêts, des montagnes. Au gré des musiques, on circule entre les paysages, on passe de la terre au ciel, de la ville à la mer. C’est une sorte de voyage immobile où les yeux de l’esprit contemplent la diversité du vivant. Comme pour faire état de ce qui reste. Comme pour s’assurer que quelque chose mérite encore d’être sauvé. Les îles sont ces terres émergées entourées de tous côtés par la mer et par cette même mer unies et séparées. Ce fil du proche et du lointain associe les éléments de cette expérience cinématographique comme une écriture en archipels. Fragments qui se collent les uns aux autres pour former le questionnement de notre présence au monde. Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? Quel est notre langage pour répondre à ces interrogations ? Le chemin emprunté ici est celui de la sensation : les bruits, les sons y ont autant d’importance que les images. Quelque chose nous touche, suscite un désir d’évasion. Chacune des contributions qui constituent la matière d’Îles est comme une perspective pour embrasser une totalité toujours fuyante. Et le film, dans son étendue, serait comme une carte mentale sur laquelle se déplacent les hasards de nos existences. A chaque proposition, sa durée propre ; le montage, dans sa douceur, cherchant une coïncidence entre les rythmes singuliers. Sans amoindrir les tensions, les discordes, les frictions. Mais pour en situer les accents, les intensités particulières, comme une partition invisible organise la succession de ce qui se donne progressivement à voir. Avec comme principe de base, cette affirmation, à la fois esthétique et morale : Comme les îles, nous aussi, nous sommes séparés et en même temps unis. Un vœu pieux, diront certains : naïveté enfantine. D’autres y liront une invitation, une manière d’être : sorte de confiance malgré le déluge… En fait, il se pourrait bien que cela soit de l’amour. Amour du prochain ; amour du lointain. Entre les deux, cela tangue, au gré des vagues.

Il y a la mort, aussi, naturellement. Les photos de martyres voisinent avec des épaves de bateaux. Le flux et le reflux des marées alternent avec les tombes d’un cimetière sous des nuages lourds. Et l’on se demandera peut-être pourquoi avoir mis ces choses dans cet ordre ? Quelle est la part d’arbitraire dans tel choix, quelle interprétation en tirer ? On voudrait s’arrêter plus longtemps devant telle scène, s’y recueillir une seconde de plus… Mais déjà nous sommes ailleurs, embarqués, emportés ; déjà, un autre corps demande à ce qu’on le regarde, une autre voix à ce qu’on lui prête l’oreille. Peu à peu, un parcours se dessine entre ces lieux, et chacun lui donnera la cohérence qu’il peut. Comme pour se frayer un passage dans les décombres du temps, sans personne pour nous orienter sur notre propre route. Il y a ces visages, ces voix, ces pays, quelques traces encore fraîches d’une vie disparue. Et dans l’attente, sans cesse renouvelée, d’y retrouver une lumière, nos âmes solitaires guettent les signes du bonheur. Quelque chose de très simple, peut-être, comme une respiration. De très charnel, au fond. Comme une caresse, ou un baiser. Zone insaisissable entre le rêve et l’éveil, quand quelque chose s’ouvre et qui n’a pas de nom… Ou peut-être celui du devenir ? Celui dans lequel entre tout ce qui nous est cher : famille, amis, animaux, livres… Et, sans doute, un portrait de Virginia Woolf, et deux marionnettes balinaises.

Et ainsi, le film va.

Il nous entraîne dans sa danse à travers les rues d’Angleterre et celles du Chili.

Et ainsi, le film vogue.

Il est le carnaval des enfants à l’époque des masques obligatoires ; le cri des manifestants  contre l’aveuglement des gouvernants, et la violence de leurs polices.

Et ainsi, le film suit son cours.

Il marche de nuit, il marche de jour ; il marche, il marche à l’heure des confinements, de Quito à Bruxelles, de Rome à Kigali, de Doel à Tchernobyl ; film qui marche d’un centre à l’autre du monde, toujours en quête de correspondances.

Il chante, ce film : el pueblo unido jamas serà vencido !

Îles debout ; îles insurgées pour nous prévenir du naufrage.

Des phares, des lucioles, ces îles regardent la vie en face.

[1] Pier Paolo Pasolini, Le Chaos, traduit par Philippe di Meo, Préfacé par Olivier Rey, p. 30