Comme beaucoup de rescapés des camps, ma tante était une communiste convaincue… mais je n’ai su qu’à la fin de sa vie jusqu’où ses convictions l’avaient conduite…
C’est une histoire des années 70, longtemps avant la chute du mur de Berlin…
Ma tante Hélène, viennoise, vivait depuis la fin de la guerre à Malmö en Suède où elle occupait le poste envié de Consul honoraire d’Autriche. Rescapée des camps, elle était particulièrement active au sein du Comité Auschwitz : dès les années 60, elle parcourait le monde pour raconter l’irracontable.
Elle venait parfois à Bruxelles saluer son frère, mon père. Quand j’ai eu 6 ans, étonné devant ces chiffres sur son bras, elle m’a dit que c’était son numéro de téléphone. Quand j’ai eu 14 ans, livres et documents à l’appui, elle m’a longuement expliqué la réalité des camps, ce qu’elle y avait vécu et ses convictions communistes. Quand j’ai eu 21 ans, elle m’a invité à la rejoindre à Malmö et de là à nous rendre ensemble … à Berlin-Est.
Malmö d’abord. Chez elle, elle me montre un minuscule appareil photo (un Minolta ?) : ”Cet appareil sera pour toi quand je ne serai plus là, ne l’oublie surtout pas”.
Berlin-Est ensuite. J’y fais la connaissance de “ses amis” qui nous reçoivent comme des rois : voiture avec chauffeur, resto gibier… Je bénéficie d’un guide qui me montre les réalisations du régime : réseau remarquablement maillé des transports en commun, priorité à l’industrie lourde, planification économique… Suit un entretien en tête à tête : “Ta tante nous est très précieuse, elle travaille pour le bien de l’humanité, pour le progrès et la libération des peuples. Quand elle voyage pour le Comité Auschwitz, c’est aussi pour nous qu’elle le fait, elle crée des contacts, elle fait circuler de l’information. Ta tante nous a parlé de ton engagement politique. Tu es étudiant en journalisme, bientôt tu travailleras dans un journal, tu vis à Bruxelles, tu pourrais te rapprocher de la Communauté européenne, peut-être en rencontrer une secrétaire (je vous jure, je n’invente rien…), tout cela pourrait nous être utile, ta tante souhaite que tu apportes ta contribution à notre combat “. Me voilà donc doté d’une tante espionne… qui souhaite que je lui succède… Je me voyais Tintin, on me propose 007… je l’avoue j’ai hésité … jusqu’au moment où “mes amis” m’ont demandé, comme premier travail, de leur envoyer un topo sur l’extrême-gauche belge, tendances, organisations et effectifs. Trop pour moi qui fricotais à l’époque du côté de la mouvance trotskiste …
Quelques mois plus tard, ma tante espionne meurt (la nuit de son retour d’une cure de rajeunissement en Roumanie – cela non plus ne s’invente pas). Elle vivait seule, ce sont ses voisins qui alertent la police, celle-ci constate que le décès remonte à quelques jours. Ma mère et moi, seuls héritiers, nous nous rendons à Malmö pour organiser les funérailles. Chez elle, je cherche le Minolta… Je retourne l’appartement… Introuvable.
Dans ma boîte aux lettres, à Bruxelles, m’attend une lettre de Hans, mon ”ami” allemand. Il souhaite me rencontrer. S’en suit quelques semaines plus tard une véritable scène de film d’espionnage : devant mes yeux effarés, dans son imper gris, col relevé, Hans arpente le boulevard Anspach, se retourne sans cesse, comme un espion espionné. Il veut me parler, mais dans un endroit bruyant et fréquenté. Ok. Condoléances d’usage, puis il revient à la charge:
Ta tante aurait tant voulu que tu lui succèdes.
Je reste dubitatif, ni oui, ni non, l’attrait de l’aventure… Enfin, il en vient au fait :
Où est l’appareil photo? Tu l’as bien récupéré ?
Et bien non, pas vu, pas trouvé. Hans est déçu et, je le vois bien, il ne me croit qu’à moitié. Gérard, cet appareil est important pour nous, ta tante l’utilisait pour photographier des documents au consulat et ailleurs, et nous savons qu’il contenait au moment du décès un film qui nous était destiné.
Je ne peux que réaffirmer mon impuissance à les aider mais je sens bien que je ne suis pas tout à fait convaincant, jusqu’au moment où l’évidence nous apparaît : l’appartement de ma tante a été passé au peigne fin par quelque service suédois avant mon arrivée…
Ainsi prit fin mon expérience de quasi espion communiste. Il m’arrive de le regretter, la vie manque parfois de relief …