[Points Critiques n°379] Rosa Luxemburg nous écrit

Françoise Nice

À Berlin, le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht furent assassinés par des « corps francs ». Ces soldats en débandade agissaient sur ordre de Friedrich Ebert et Gustav Noske. Ces deux dirigeants de la social-démocratie d’avant-guerre venaient d’accéder à la Chancellerie. Ce furent les débuts sanglants de la République de Weimar dans un contexte de révolution et de guerre civile. Cent ans après son assassinat, que nous raconte encore l’engagement de Rosa Luxemburg ? Françoise Nice imagine une lettre adressée à Points critiques.

Chers amis de Belgique,

Je vous remercie pour l’envoi de votre revue, elle m’est arrivée ici, à la prison de Breslau (Wroclaw). J’ai passé l’essentiel de la guerre en détention de sûreté. Je sortirai bientôt. La prison m’est aussi familière que la censure. J’ai affronté celle du tsar, celle aussi de mes amis sociaux-démocrates allemands. J’avais été plutôt bien accueillie en arrivant à Berlin en 1898, après mon exil et mon doctorat à Zürich. Je voulais militer dans le parti ouvrier le plus puissant d’Europe. Rapidement, ma critique du révisionnisme de Bernstein, mes plaidoyers pour la grève de masse m’ont rendue insupportable à une époque où le SPD se convertissait au gradualisme et au parlementarisme. Ce lien entre les actions des travailleurs et leur relais politique est-il toujours d’actualité ?

Vous me demandez quels furent mes engagements : Ma patrie, c’est la grande fraternité des travailleurs. Cet engagement vient de de mon intolérance quasi physique
à toute forme de souffrance, humaine ou animale. L’inégalité est au cœur de l’exploitation capitaliste, il s’agit d’abolir le salariat et de réaliser le socialisme. Marx a ouvert le chemin. Comme beaucoup de révolutionnaires de ma génération, j’ai été nourrie par son matérialisme historique et dialectique. J’ai tenté de renouveler sa théorie économique à l’époque qui était la mienne, celle de l’impérialisme économique et du militarisme de Guillaume II. J’ai dénoncé le chauvinisme et les illusions social-patriotes partout où je le pouvais, dans les différents congrès, au sein de l’Internationale socialiste. J’y ai rencontré
Jaurès, Lénine, Vandervelde… A propos, qu’est devenu votre grand Parti ouvrier belge ?

Ma Pologne ? Morcelée, elle me paraissait trop dépendante de la Russie pour que la lutte pour l’indépendance ait à nouveau la moindre chance de succès. Lénine m’a reproché d’avoir sous-estimé l’importance du sentiment national. J’y voyais une forme de particularisme nuisible à la fraternisation des travailleurs. Ce n’est pas le seul de nos désaccords. Le virage autoritaire du pouvoir bolchevik m’alarme.

Mon rapport à l’identité juive ? Pour moi le yiddish n’est qu’un dialecte, en aucun cas un véhicule d’émancipation. J’ai côtoyé les membres du Bund au sein du mouvement révolutionnaire russe. Il nous est arrivé de collaborer ponctuellement. Mais leur démarche me paraissait erronée. Je suis avant tout internationaliste (1).

L’antisémitisme ? J’avais dix ans lors du pogrom de Varsovie, où ma famille vivait. Plus tard, j’ai pensé que l’antisémitisme disparaîtrait avec l’avènement du socialisme. Quant aux insultes visant ma judéité ou mon genre, j’ai choisi de les ignorer : mon « esprit de négation méphistophélique », mon « obstination talmudique », mes traits de « guenon », il y en a une collection… j’ai préféré herboriser. D’autres au contraire m’ont attribué une intelligence et un charisme hors du commun.

Le féminisme ? Avoir des ambitions intellectuelles dans un milieu composé à 90% d’hommes exigeait en effet une solide cuirasse. J’ai fait face. J’ai soutenu tous les combats de mon amie Clara Zetkin, en particulier la lutte pour le droit de vote des femmes.

Mes plus grands plaisirs ? Les balades dans la nature, l’amitié, Goethe et Tolstoï, les haricots verts à la parisienne, et … la polémique. J’ai adoré la bataille des idées, retourner contre eux les arguments de mes adversaires et, je l’avoue, faire rire mes publics. Ma voix portait, mes capacités d’oratrice étaient reconnues. Et pour le reste, « le travail, le travail intensif et appliqué, qui vous accapare intégralement, cerveau et nerfs compris, est le plus grand plaisir de l’existence ».

Chers amis, mes réponses vous conviendront -elles ? Quoi qu’il arrive, ne me considérez jamais en martyre, lisez-moi plutôt. « Dans la vie sociale comme dans la vie privée, on doit tout prendre avec calme, générosité et un petit sourire aux lèvres. »

Recevez mes salutations fraternelles,

Rosa Luxemburg

1. On cite souvent cet extrait d’une de mes lettres à mon amie Mathilde Wurm : « Et où veux-tu en venir avec les souffrances particulières des Juifs ? Pour moi, les malheureuses victimes des plantations de caoutchouc dans la région de Putumayo, les nègres d’Afrique dont les corps servaient de ballons aux Européens, me sont aussi proches. […] Ce silence sublime de l’immensité, où tant de cris se perdent sans avoir été jamais entendus, résonne en moi si fort qu’il n’y a pas dans mon cœur un petit coin spécial pour le ghetto : je me sens chez moi dans le monde entier, partout où il y a des nuages, des oiseaux et les larmes des hommes. » (16 février 1917). Vous me direz, c’était avant le judéocide nazi, je vous l’accorde.

À lire : Rosa, la vie, livre-CD de lettres de Rosa Luxemburg choisies par Anouk Grinberg, Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, Paris 2009