Henri Goldman : Une parole juive, sinon rien

Je me suis trompé. Je croyais que mon malaise à la lecture du communiqué de l’UPJB du 10 octobre venait de son absence de référence explicite au Hamas et de ses propos très convenus et manquant d’empathie à l’égard des victimes israéliennes civiles. Mais non : mon malaise vient de beaucoup plus loin. Et c’est plus grave.

Car avec le discours qui aurait dû être lu le 22 octobre par Michel Staszewski au nom de l’UPJB à l’issue de la manifestation, mon malaise subsiste. Et pourtant, cette fois-ci, le Hamas est cité et on a ajouté « sans ambiguité » pour caractériser notre condamnation de ses actes, comme s’il fallait dissiper un doute (le texte de l’ABP a ajouté « sans équivoque »). Mais, entre-temps, le contexte avait changé et la tuerie commise par le Hamas était déjà submergée par le déluge de feu qui s’abattait sur Gaza. Donc, ce n’était pas là l’origine de mon malaise.

Relisez les deux textes, celui de l’UPJB et celui de l’ABP, cosigné par les habituelles associations progressistes belges, UPJB comprise. À l’exception du dernier paragraphe, ils déroulent le même argumentaire. Pour quelle raison fallait-il absolument que l’UPJB publie son propre communiqué si c’était pour dire la même chose et rien de plus ?

Merci à l’ABP de veiller à nous donner régulièrement la parole. Elle est impeccable dans sa volonté d’empêcher toute forme d’antisémitisme de parasiter la cause palestinienne. Mais, à cette occasion, peut-on se contenter de dire, en gros, « et pour les Juifs la même chose » ? Notre parole n’est utile que si elle est située : c’est une parole juive. Renvoyer cette singularité au dernier paragraphe de nos textes, alors que les lignes qui précèdent n’en tiennent aucun compte, c’est la réduire à une clause de style. Elle aura d’ailleurs échappé aux nombreuses personnes qui auront arrêté leur lecture avant la fin.

À chaque prise de parole, il faut commencer par rappeler qui nous sommes. C’est cela qui conditionne son originalité et pourquoi elle peut ajouter quelque chose à la parole commune. Nous sommes des Juifs « diasporistes ». Israël n’est pas le centre de nos vies. Comme Juifs de gauche, nous sommes profondément engagés dans la solidarité avec les peuples colonisés et en premier lieu le peuple palestinien qu’on écrase en notre nom. Mais nous sommes aussi des héritiers du judéocide et nous n’oublions pas que, quoi que nous pensions du sionisme, la terre palestinienne fut un havre pour les rescapés des camps de la mort quand, en 1945, toutes les autres portes s’étaient fermées. Cette sensibilité, fruit d’une histoire douloureuse que partagent tous les Juifs ashkénazes, y compris ceux d’Israël, nous demandons à nos amis d’en tenir compte. De Mahmoud Darwish à Leila Shahid, les plus belles figures palestiniennes l’ont toujours fait et nous sommes fiers « de les rejoindre sur cette ligne de crête qui consiste à quitter la tribu quand il s’agit de défendre des droits et des libertés universels » (« Actes anti-Juifs : ne nous trompons pas de combat », Le Monde, 10 avril 2002, tribune signée par quelques dizaines d’intellectuels arabes.)

À partir de ce lieu, nous sommes bien placés pour attirer l’attention sur une perspective du conflit qui est régulièrement négligée, surtout quand les esprits s’échauffent. Même si je considère, avec Maxime Rodinson, qu’Israël [est bien un] fait colonial (Les Temps modernes, 1967), on ne peut considérer les sept millions de Juifs israéliens comme des colons qui n’auraient qu’à déguerpir. Les enfants ne sont jamais responsables des éventuelles fautes de leurs parents. Pour le meilleur ou le pire, la roue de l’Histoire ne s’arrête pas de tourner. Après quatre générations, une société s’est enracinée sur la terre de Palestine et elle n’en bougera plus. Le mouvement national palestinien n’a aucune chance de faire valoir ses droits s’il renonce à faire bouger les lignes dans l’opinion juive israélienne. Or celle-ci est conditionnée jusqu’à la nausée par l’idéologie dominante en Israël qui ne cesse pas de lui dire : nos ennemis n’ont pas renoncé à nous exterminer et ils ne comprennent que la force. C’est pourquoi il est tellement important de faire applaudir la courageuse minorité (Breaking the silence, B’tselem, Machsom Watch, les refuzniks, Gideon Levy et Amira Hass du Haaretz…) qui, au cœur de la société israélienne, résiste à cette perspective mortifère. C’est notre rôle d’insister systématiquement sur ce point, petite lueur d’espoir d’un possible avenir en commun, et nous ne l’avons pas fait. L’opération barbare du Hamas ne doit pas seulement être dénoncée au nom du droit international ou de la morale humaine élémentaire, mais aussi parce qu’elle obscurcit encore un peu plus le chemin vers une paix juste entre les deux peuples qui sont condamnés à cohabiter. Avec cette opération, le Hamas aura donné raison à l’extrême droite israélienne au pouvoir avec qui il s’est engagé dans le cycle sans fin de la vengeance et dont il est la caricature inversée : pour l’un comme pour l’autre, toute la Palestine rien que pour nous et que les autres dégagent de gré ou de force.

Oui, il faut du courage pour énoncer de telles paroles face à des opinions publiques chauffées à blanc en sens opposés. Mais si nous n’en sommes pas capables, si nous nous contentons de répéter des analyses justes mais désincarnées, si nous n’évoquons même pas le poison qui s’insinue dans les relations entre Juifs et Arabes de chez nous, autant renoncer à publier des communiqués qui ne servent à rien.