[Commémoration] Le soulèvement du ghetto de Varsovie

© Gecko

Dans le numéro de Points Critiques d’août/octobre 1993, il y a la publication d’un entretien que le journal Haaretz avait réalisé avec Marek Edelman pour célébrer les cinquante de l’Insurrection.

Voici les dernières phrases qui concluent cet échange, dans lesquelles l’ancien résistant répond à la question posée par le journaliste sur sa volonté concernant la mémoire de cet évènement :

– Que voulez-vous en fait ?

– Avant la mise en place du ghetto, j’ai vu un vieux Juif que l’on avait fait monter sur un tonneau. Deux jeunes soldats allemands lui coupaient la barbe et les payes aux ciseaux. Les gens qui faisaient cercle riaient comme des brutes. Toute ma vie, j’ai fait en sorte de veiller à ne permettre à personne de me faire grimper sur un tonneau. 

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Parfois, plutôt que de faire les choses dans la précipitation, je me dis qu’il vaut peut-être mieux prendre le temps ; ralentir.

Quitte à ne rien faire du tout ?

Mais nous ne cessons de faire des choses, d’aller et de venir, de penser et de vivre, de travailler et d’aimer.

Le problème est de savoir comment en rendre-compte, comment laisser trace, et pour qui ?

La commémoration du 19 avril me semble quelque chose de trop fort symboliquement, de trop chargé — du point de vue de l’UPJB — pour prendre le risque d’y investir un sens frauduleux, une interprétation qui ne représente personne d’autre que soi.
Raison pour laquelle, en ce samedi dix-sept avril, je ne vois pas bien comment apporter une contribution pour la lettre aux membres de la semaine prochaine.

Ce qu’il faudrait, c’est une enveloppe. Et dedans, glisser un caillou.

Juste pour se souvenir.

Se souvenir que de jeunes gens se sont battus au nom de la dignité de la vie, comme de celle de la mort, dans une époque où l’on envoyait par centaine de milliers leurs frères et leurs sœurs à l’abattoir dans des wagons à bestiaux…

Ce qu’il faudrait, c’est une enveloppe. Et dedans, glisser un caillou. © Gecko

Mais en quoi cette catastrophe sans précédent nous concerne-t-elle encore aujourd’hui ?
Et comment la transmettre ?

Avec quels mots, quelles images, quels chants ?

Dans Reste en écho la voix, un texte qui sert de postface au Chant du peuple juif assassiné de Yitskhok Katzenelson, Rachel Ertel écrit :

Le feu du ciel se déverse sur la Pologne le 1er septembre 1939 et c’est ainsi que commence l’extermination, l’éradication du royaume ashkénaze en Europe.  Les signes avant-coureurs n’avaient pas manqué, mais leur déchiffrement était impossible. On ne lit le présent qu’à la lumière du passé qui n’est jamais adéquate. L’expulsion progressive des Juifs de l’espace économique, social, géographique, leur enfermement dans les ghettos apparaissait comme une régression, nécessairement, éphémère, vers un Moyen Âge révolu.

(Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné, traduit du yiddish par Batia Baum, présenté par Rachel Ertel, Zulma, 2007, p.104)

Alors, je me demande quelle serait une résistance pour le temps présent ?

Je me demande, par exemple, si l’expérience du confinement, comme réponse à la pandémie mondiale que nous traversons depuis plus d’un an, a quelque chose à voir avec celle que connurent les juifs du ghetto de Varsovie ?

Probablement rien et sans doute paraît-il même scandaleux de faire ce rapprochement…

Et pourtant, le sentiment d’un étau qui se resserre, d’un face à face avec un appareil de contrôle de plus en plus envahissant, nous a quelque fois laissé entrevoir la violence de l’appareil d’État lorsqu’il confond la règle avec l’exception, sous prétexte de défendre la société contre un virus étranger.

Cette résignation aux dispositifs sécuritaires et à l’ambiance de méfiance diffuse qui l’accompagne, me semble d’autant plus délétère à la longue, qu’il n’y a jamais eu jusqu’à présent l’espace démocratique nécessaire pour interroger en profondeur les causes des multiples crises systémiques que cette situation révèle et les manières collectives de les surmonter.

Nous qui sommes les filles et les fils des libres enfants du ghetto, que nous reste-t-il pour nous rappeler aux vies révolues des combattants d’hier et nous donner le courage d’embrasser l’incertitude au quotidien ?

Et comment prendre aujourd’hui parti pour une solidarité franchissant les frontières de la ségrégation sociale, des discriminations raciales, autant que des rivalités nationales ou des différences culturelles et religieuses ?

Quelles seraient les conditions d’un humanisme radical capable de lier le geste à la parole ; alliant la critique de l’inégalité avec l’affirmation des possibilités infinies que recèlent chaque personne par-delà les identités et les croyances ?

Comment inventer de nouvelles relations aux autres qui refusent le primat de la marchandisation généralisée et le modèle de l’évaluation permanente qui sont une dictature bien réelle aux conséquences dévastatrices sur nos existences autant que sur notre environnement ?

Comment sortir de l’aliénation du chiffre et de la performance pour découvrir des valeurs aussi fondamentales que le respect, l’écoute et l’hospitalité ?

Comment nous mettre en rapport avec l’écho de ces voix du passé pour faire place à celles des exclus, des oubliés, des damnés, des invisibles qu’on maintient délibérément dans le silence aujourd’hui ?

Pour que plus jamais nous ne permettions que quiconque connaisse l’humiliation de grimper sur un tonneau, pendant que les gens faisant cercle rient comme des brutes.

Elias Preszow